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Ainsi torturé, trahi, exploité, il cherche les solitudes les plus profondes pour exhaler ses rugissemens, et laisse couler ses larmes tout à fait à la manière des héros, antiques lorsqu’ils sont trahis, ou à la manière des bêtes fauves lorsque, se sentant blessées, elles cherchent pour mourir le fourré le plus épais. Du naufrage de la vie il lui reste deux épaves, une folle, sa femme, en qui se personnifie toute la tyrannie sociale qui pèse sur lui, et la fille d’une danseuse française, enfant du diable et de l’amour vénal. Cependant Rochester ne se soumet pas ; il regarde la destinée d’un œil flamboyant de colère et se promet de prendre sa revanche. Il est rusé et astucieux. La tyrannie sociale ne sait pas encore quels tours il tient en réserve pour se débarrasser d’elle, et lorsqu’il sera découvert, il ne se déconcertera pas, il plaidera sa cause d’une voix tonnante et assurée. Quel révolutionnaire eût fait ce noble Edouard Rochester ! Lorsqu’il est surpris en flagrant délit de bigamie, son éloquence est telle qu’on est tenté de lui donner raison, et qu’on croirait entendre un Mirabeau se défendant contre une charge de trahison. Singulier et puissant mélange de force et de douceur, d’astuce et de loyauté, immoral, fidèle, équivoque, ce monstre complexe attire invinciblement le cœur, car le secret de cette nature contradictoire et divisée contre elle-même, c’est le besoin d’aimer et d’être aimé. Dans Jane, il rencontre un caractère capable de l’aimer. Supérieure à sa triste enveloppe charnelle, supérieure à son humiliante situation, supérieure aux coups du sort, Jane est une de ces femmes qui sont égales à toutes les conditions de la vie. Elle n’aime que la force, l’énergie et la liberté. En face de ce monstre redoutable, elle se sent tranquille et en sûreté. Dès le premier instant, elle l’aime et le regarde sans crainte ; dès le premier instant, elle est sûre de lui. L’abîme où il a failli l’entraîner, la trahison involontaire dont elle a failli être victime, ne lui arrachent ni une plainte ni un reproche. M. Rochester, fût-il criminel, ne sortirait plus de son souvenir, car avec lui, coupable ou non, sa vie a commencé et s’est achevée tout entière. Pour se faire aimer, elle n’a qu’une âme, et une âme qu’il faut avoir le courage d’aller chercher sous une laide enveloppe et dans une condition de gouvernante. Une fois cette âme a été surprise, mais le sera-t-elle de nouveau ? D’autres reconnaîtront ses grandes qualités morales, sa dignité, sa fierté ; mais sa grande qualité féminine, sa capacité d’aimer, qui donc s’en souciera ? Et c’est là ce que Rochester chérissait en elle, c’est pourquoi elle l’aimait. Le trait le plus admirable de ce caractère, c’est qu’on sent que dans la poitrine de ce petit sphynx excentrique est renfermé un des plus grands secrets féminins. Jane considère ses qualités morales comme se rapportant exclusivement