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sur les voyageurs Barth et Vogel. Ayant appris que des hommes blancs avaient été vus depuis très peu de temps à Keana, ville voisine d’Ojogo, il y envoya des messagers. La halte à Ojogo, qui se prolongea du 23 août au 4 septembre, fut mise à profit pour des travaux d’histoire naturelle, de linguistique, des observations astronomiques et des relèvemens trigonométriques du cours de la rivière. Dans toute cette expédition, tandis qu’une partie de l’équipage faisait du bois, M. Baikie et M. May descendaient à terre pour mesurer la rivière par triangulation. À Ojogo, cette opération excita grandement la défiance des naturels. Le chef s’imagina que l’on venait prendre possession de son territoire. Tous les noirs, en voyant ces Européens regarder alternativement vers le ciel et à leurs pieds, les croyaient occupés à des opérations de magie, et ce ne fut pas sans peine qu’on parvint à les détromper, Le docteur Baikie leur dit qu’il cherchait un endroit où l’eau fût assez profonde. Des cadeaux et des services rendus achevèrent de surmonter les craintes : un jour, M. May fabriqua une jambe de bois pour un naturel qui avait eu la jambe emportée par un des crocodiles qui pullulent dans tout le Binue. Les hippopotames peuplent aussi cette rivière ; sur les bords, les éléphans errent en troupes, et on entend les cris de la hyène et du léopard.

La polygamie est en usage à Ojogo, Les femmes portent des bracelets en cuivre rouge ou en laiton, rarement en ivoire. Le pays a une monnaie particulière très bizarre ; elle consiste en de petits lingots de fer, de la forme d’une pelle, que l’on enfile, et dont trente-six sont le prix d’un esclave. Par un usage tout à fait bizarre, mais que d’autres voyageurs ont retrouvé chez plusieurs peuplades de la Guinée, les sœurs du chef ne se marient pas, et elles ont le privilège de choisir l’homme qui leur plaît, puis de le quitter à volonté. Il y en a qui ont ainsi une douzaine d’enfans de différens maris.

À Ojogo, nos voyageurs entendirent parler d’une race de noirs étrangers qui s’étaient établis dans le pays. On les appelle Mitshi ou Misi, et on les dépeignait comme des cannibales sans foi ni loi, perfides et querelleurs. La haine de race et la rivalité de tribu pouvaient n’être pas étrangères à cette façon de les représenter ; toutefois on ne tarda pas à reconnaître qu’elle n’était pas entièrement fausse. Quelques-uns de ces Mitshi vinrent en canot à Ojogo. Ils sont tatoués, et tout leur extérieur a un aspect étrangement sauvage. Leurs traits, peu intelligens, offrent le type nègre le plus laid, et leur teint est très foncé. Ils se vêtent peu et ne sortent qu’armés d’arcs et de flèches. Leur langage ne ressemble à celui d’aucune des peuplades environnantes. Comme Akpama, un de leurs villages, n’est situé qu’à un mille du territoire d’Ojogo, M. Baikie résolut de les voir chez eux. Dans cette intention, il voulut mettre à profit un jour de marché, et suivre, dans une de ses embarcations, les gens d’Ojogo, qui allaient échanger leurs marchandises à Akpama ; mais il arriva très mal à propos : on en était aux mains sur le marché, et les Mitshi tombaient sur leurs hôtes, qui se rembarquaient au plus vite et faisaient force de rames. Malgré ce contre-temps, les Anglais continuèrent d’avancer ; mais les Mitshi, qui croyaient que c’était un renfort pour leurs ennemis, montraient des dispositions tout à fait hostiles. Ils étaient réunis en grand nombre sur une berge haute de huit ou dix pieds, gesticulant et faisant des menaces. M. Baikie essaya de les apaiser en leur montrant