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de plus violentes tempêtes ; jamais l’enfantement laborieux d’un monde nouveau n’arracha des cris de douleur plus éloquens. Comme la femme de la Bible, dans le sein de laquelle deux peuples, l’un d’élus, l’autre de réprouvés, se heurtaient, il sentit dans son ardente poitrine la lutte de siècles entiers. Chaque convulsion de ces hommes héroïques portant au cœur la blessure de leur temps, chacun de leurs cris, chacune de leurs douleurs doit être notée, car elles sont des symptômes de ce qui s’agite dans l’humanité. Les secrètes inquiétudes que la médiocrité atténue, et que les calculs de l’intérêt dissimulent, apparaissent chez eux dans leur rude et franche vérité. Les écrits de Lamennais n’ont plus rien à nous apprendre. Nul n’est tenté d’aller y chercher des leçons d’histoire, de philosophie ou de politique ; mais sa personne est un immense enseignement, un miroir de la nature humaine et toute une psychologie. C’est donc l’homme que nous allons étudier : laissant de côté la légitimité des causes qu’il a soutenues, la valeur plus ou moins grande des idées qu’il a tour à tour embrassées, nous chercherons en lui-même l’explication de ces changemens en apparence énigmatiques, et le fil qui les rattachait les uns aux autres. Peut-être résultera-t-il de cette étude quelque lumière sur l’état présent des âmes et sur les lois qui président à certaines évolutions de la pensée.


I

Peu de vies semblent au premier coup d’œil aussi profondément brisées que celle de Lamennais. Des deux parties qui la composent, la seconde ne paraît point sortir de la première, mais en être la contradiction. Et pourtant, j’espère le prouver, peu de vies ont été dominées par un principe plus invariable ; peu de natures, plus entières et moins susceptibles de se modifîer. Lamennais fut en réalité un caractère simple et tout d’une pièce : il manqua de ce qui fait la diversité d’une carrière, je veux dire l’étendue des connaissances, la variété des études, la flexibilité de l’esprit. Ce fut là son défaut, et ce fut aussi la cause de sa grandeur. Les circonstances le portèrent successivement dans des partis opposés ; mais elles ne changèrent point le tour de son imagination, ni les procédés de son style. Ame forte et esprit étroit, il ne conçut le monde que d’une seule manière ; les évolutions de sa pensée ne semblèrent qu’un prétexte pour satisfaire l’éternel besoin de sa nature, le besoin d’anathématiser et de damner.

Un même système de haine éloquente appliqué aux objets les plus divers, voilà Lamennais. Les fumées du puits de l’abîme qu’il