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portait dans son cœur montaient comme une éternelle vapeur de soufre, dévorant la terre, obscurcissant le ciel. Le besoin de voir partout des mystères d’iniquité, la conception d’un idéal satanique et pervers, qu’il imaginait tout exprès pour servir de prétexte à sa colère, lui inspiraient ces sombres images qui obsédaient et souvent égaraient sa raison. Son unité est dans sa rhétorique, elle tient à la forme et non au fond de ses idées ; mais la forme chez lui est bien plus essentielle que le fond. Ce ne fut ni un politique, ni un philosophe, ni un savant ; ce fut un admirable poète, obéissant à une muse sévère et toujours irritée. Les figures qu’il avait d’abord exploitées contre les idées libérales et la philosophie, il les exploita ensuite contre les rois et contre le pape. Sa rhétorique n’avait pas beaucoup de variété : l’enfer en faisait tous les frais. C’était celle des prédicateurs, des apologistes, et en général celle du clergé ; il dressait devant lui un fantôme qu’il appelait Satan, il en faisait la représentation complète du mal ; puis il le frappait de coups terribles et retentissans. Le souci de l’exactitude ne le préoccupait jamais : le monde, du moins de nos jours, n’offre guère, soit dans les institutions, soit dans les individus, ces types absolus de méchanceté. Au lieu de s’enquérir, au lieu de connaître les hommes et de chercher en quoi ils pouvaient avoir raison, il les créait selon les nécessités de sa thèse, et, afin de les détester sans contrainte, il débutait par les supposer méchans.

Par là, il fut ce qu’il fut : un ressort terrible, un arc tendu et toujours prêt à lancer le trait. La flamme vive et passagère de la passion méridionale n’a rien de commun avec ce feu ardent et sombre, avec cette colère profonde et obstinée qui ne veut pas être adoucie. Il n’y a pas de plus mauvaise disposition pour un philosophe et un critique ; il n’y en pas de meilleure pour un artiste et un poète. L’art veut du parti pris, et ne s’accommode pas de ces moyens termes où se complaît le critique. Le tour absolu des opinions de Lamennais, qui nous a valu tant de pauvres raisonnemens, tant de jugemens défectueux, nous a valu aussi les cinquante pages de grand style les plus belles de notre siècle. Jamais plus frappant exemple du partage des dons de l’esprit ne fut offert aux méditations du penseur : Lamennais est inexplicable, si l’on n’accorde que le même homme peut être à la fois artiste supérieur, philosophe médiocre et politique insensé.

Lamennais n’eut pas de maître connu : on ne peut citer un nom dont il relève, ni une institution qui puisse revendiquer une part de sa renommée. Il puisa tout dans sa forte nature et dans les croyances générales qu’il trouva répandues autour de lui. Cette éducation libre et spontanée, très favorable au développement du génie individuel,