Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 10.djvu/794

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

choses, il voie ce que d’autres n’y voient pas, ou qu’il cherche les causes dans les effets, les lois dans les phénomènes, raisonne bien et profondément, on dit de lui qu’il est « un homme de théorie, de spéculation, nullement propre aux affaires. » Prenez-y garde, vous arriverez à définir l’homme d’affaires, l’homme pratique, l’homme d’état, comme on définirait « le sot. » C’est vrai, mais sur le terrain des affaires l’homme supérieur que décrit Lamennais ne pourra déployer tous ses avantages, tandis que l’homme ordinaire y a tous ses droits. Si l’Éloge de la Folie n’avait valu à Érasme tant de disgrâces, je proposerais aux moralistes un curieux paradoxe à traiter, l’apologie des sots. On ne comprend pas assez les services que rend dans le monde la médiocrité, les soucis dont elle nous délivre, et toute la reconnaissance que nous lui devons.

En général, les défauts de Lamennais tiennent à cette manière un peu trop absolue de juger les hommes et les choses. Il ne vit pas que la politesse renferme un grand fonds de justice et de philosophie ; il ne comprit pas ce qu’il y a d’ironie dans un certain respect. Son style a toujours les formes lourdes et pleines de la colère, jamais les formes fines et légères de la raillerie ; une certaine grossièreté d’expression trouble parfois la pureté de son goût. Il s’imagine avoir complètement raison, et s’indigne contre ceux qui ne voient pas comme lui ce qu’il croit évident. Il y a chez lui trop de colère et pas assez de dédain. Les conséquences littéraires de ce défaut sont fort graves : la colère amène la déclamation et le mauvais goût ; le dédain au contraire produit presque toujours un style délicat. La colère a besoin d’être partagée ; elle est indiscrète, car elle veut se communiquer. Le dédain est une fine et délicieuse volupté qu’on savoure à soi seul ; il est discret, car il se suffit. À cet égard, je suis toujours tenté d’opposer à Lamennais l’exemple d’un homme qui, comme lui, avait été prêtre et qui avait même professé la théologie : Daunou, dont la foi était peut-être plus éteinte que la sienne, travailla toute sa vie sur des matières ecclésiastiques, sans qu’on puisse trouver dans ses écrits ni une concession à ses anciennes croyances, ni une vivacité contre elles. Qu’on lise son bel article sur saint Bernard dans l’Histoire littéraire de la France, c’est d’un bout à l’autre un sarcasme du moyen âge et de ses institutions, voilé sous les formes d’un respect apparent. Lamennais ne connut ni cette indulgence de l’homme judicieux, qui a appris à tout comprendre, ni cette haute placidité de la philosophie, qui, ayant dépassé la sphère des disputes et des contradictions, est arrivée, comme on disait autrefois, à se reposer en Dieu. Le repos lui fut refusé ici-bas : d’impatience en impatience, il arriva jusqu’à la mort, toujours déçu par la noble inquiétude de son cœur.

Par là s’explique la médiocrité relative des ouvrages philosophiques