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que Lamennais produisit durant sa seconde période. Une fois la poésie de son âme jetée dans les Paroles d’un Croyant et Voix de Prison, il tomba, dans une âpre dialectique, où ses grandes qualités n’eurent plus d’emploi et où tous ses défauts se révélèrent. La vérité dans les questions sociales ne résulte point de la logique abstraite, mais de la pénétration, de la flexibilité, de la culture variée de l’esprit. En géométrie, en algèbre, où les principes sont simples et vrais d’une manière absolue, on peut s’abandonner au jeu des formules et les combiner indéfiniment sans s’inquiéter, des réalités qu’elles représentent. Dans les sciences morales et politiques, au contraire, où les principes, par leur expression insuffisante et toujours partielle, posent à moitié sur le vrai, à moitié sur le faux, les résultats du raisonnement ne sont légitimes qu’à la condition d’être contrôlés à chaque pas par l’expérience et le bon sens. Autant vaudrait essayer d’atteindre un insecte ailé avec une massue que de prétendre, avec les serres pesantes du syllogisme, saisir le vrai en d’aussi délicates matières. La logique ne saisit pas les nuances ; or les vérités de l’ordre moral résident tout entières dans la nuance. Elles s’échappent par les mailles du filet de la scolastique ; elles ne se laissent pas regarder en face, mais elles se découvrent partiellement, furtivement, tantôt plus, tantôt moins. La pensée en ligne droite de Lamennais convenait peu à cette poursuite pleine de raffinemens : ses raisonnemens aboutissent souvent à un jeu aride de formules trop simples pour être vraies. Il se ruait sur la vérité avec la lourde impétuosité d’un sanglier : la vérité fugace et légère se détournait, et, faute de souplesse, il la manquait toujours.


III

Les œuvres posthumes de M. de Lamennais, recueillies avec un soin pieux par l’exécuteur de ses volontés littéraires, M. Forgues, et dont quelques-unes sont déjà publiées, sont-elles de nature à modifier l’idée que ses autres écrits donnent de son caractère ? Nous n’oserions le dire pour l’introduction à la Divine Comédie[1], travail peu en harmonie avec ses études et ses aptitudes ; mais nous recommandons le volume intitulé Mélanges philosophiques et littéraires à ceux qui veulent connaître à fond l’illustre écrivain. À quelques égards, il y eut toujours deux hommes en Lamennais : le penseur, plein d’abandon et sincère avec lui-même, qui nous a laisse ses confessions dans les Affaires de Rome, et l’orateur un peu guindé, que les habitudes solennelles de son style entraînent parfois à la déclamation. Ces deux hommes se retrouvent dans les œuvres posthumes. Le

  1. La traduction de Lamennais a été appréciée dans la Revue (livraison du 1er décembre 1856) par un juge compétent, M. Saint-René Taillandier.