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Ce qui demeure évident pour moi, c’est que la sculpture monumentale n’exercera jamais une action puissante sur le goût public et sur le développement de l’invention tant qu’elle ne sera pas régie par les coutumes de la Grèce. Il y aura des vanités blessées, des plaintes dictées par la jalousie. Est-ce une raison pour ne pas écouter les conseils de l’histoire et du bon sens ? Ceux qui disposent des travaux, qui les distribuent, ne doivent pas hésiter à passer outre. Les hommes doués de facultés supérieures, appelés à composer la décoration entière d’un monument, feront des efforts d’autant plus généreux qu’ils comprendront tous les périls de leur tâche. Quant à ceux qui sont doués de facultés moyennes, ils auront tout à gagner en traduisant la pensée qu’ils n’auront pas conçue. Nous aurons des monumens harmonieux, dont toutes les parties se relieront, et le goût de l’invention se propagera. La moisson promise vaut bien la dépense des semailles. La sculpture, envahie par l’imitation prosaïque, reprendrait alors le rang et le caractère qui lui appartiennent.

Pour juger avec équité la sculpture de nos jours, pour la juger sans amertume, il faut se rappeler ce qu’était la sculpture de l’empire, ce qu’a été la sculpture de la restauration. Si l’on négligeait ces deux souvenirs, on arriverait à parler trop sévèrement. Sous l’empire, chacun le sait, on croyait imiter l’antiquité, on croyait suivre les meilleures traditions de l’art grec, et quand on étudie aujourd’hui les œuvres de ce temps, on s’étonne à bon droit de la méprise. Les grands modèles étaient à peu près ignorés. Le type de la beauté, c’était la sculpture romaine. Or, dans le domaine de l’art, Rome vaut tout au plus la moitié d’Athènes. Lord Elgin n’avait pas encore rapporté en Angleterre les fragmens du Parthénon, qui ont contribué si puissamment à réformer le goût public en Europe. Pour savoir ce que valait la Grèce, il fallait faire le voyage, et le voyage à cette époque était long et dispendieux. Aujourd’hui, pour s’informer du mérite du Parthénon, il suffit de traverser la Manche, et Londres est à dix heures de Paris. Les plus beaux modèles que l’antiquité nous ait laissés sont à la disposition des plus indolens. Nous possédons à Paris même des moulages très fidèles des fragmens conservés au Musée britannique. Les sculpteurs de l’empire n’étaient pas placés dans cette heureuse condition. Ils avaient entendu parler de la Grèce et ne la connaissaient guère. Quelques débris parvenus jusqu’en France n’avaient pas suffi pour marquer bien nettement l’intervalle qui sépare la beauté naïve de la beauté convenue. C’était Rome qui dominait sous le nom de la Grèce. Aussi la sculpture de l’empire manque de souplesse et de vérité. Ce qu’on admirait alors nous semble froid, inanimé. Toutes les figures avaient un aspect théâtral qui les rattachait tout au plus à l’école de Rhodes.