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s’ils peuvent se saisir d’une personne seule et désarmée ; mais cela n’est pas croyable.

« Un matin, comme j’errais avec mon élève, nous engageâmes une discussion sur la question de l’esprit et de la matière. Étant profondément excité par ce sujet intéressant, il laissa sa suite sous la garde d’un officier son subordonné, et me pria de l’accompagner à quelque distance de la route, afin que nous pussions discuter plus librement… Tout à coup nous arrivâmes en face d’un feu auprès duquel nous n’aperçûmes aucun individu. Nous allumâmes nos cigares et nous demandâmes à nos grooms comment ce feu se trouvait dans ce lieu solitaire. Leur réponse unanime fut que ce feu appartenait à quelque Agori Baba (père omnivore), et qu’il était dangereux pour nous de rester plus longtemps. Cette inquiétude nous fit rire, et nous continuâmes notre promenade sans plus songer à cette aventure. Après que nous eûmes avancé de quelques pas, nous arrivâmes dans une vallée énormément profonde, et, en regardant en bas, nous vîmes l’homme de proie, l’ascète lui-même, le demi-dieu des Hindous, à une centaine de mètres, qui courait aussi vite qu’il pouvait, en regardant prudemment derrière lui à chaque instant, comme si quelqu’un le poursuivait. Nos pauvres domestiques, en le voyant, furent terrifiés, et se courbèrent devant lui en touchant la terre de leur front. Mon compagnon, avec la curiosité de l’Européen, l’appela et lui fit signe de venir, comme s’il avait quelque importante communication à lui faire ; mais ces actes de civilité, au lieu de produire l’effet désiré, accélérèrent sa fuite, et la rapidité dangereuse de la descente empêcha mon curieux compagnon européen de le suivre. Nous eûmes donc recours à notre lunette d’approche, qui nous le fit voir dans tous ses détails. C’était un homme fort et puissant ; sa chevelure argentée tombait en désordre sur ses épaules, et sa barbe également en désordre sur sa poitrine ; ses yeux étaient vifs et étincelaient de feu ; son corps velu était tout frotté de cendres. À peine l’avions-nous contemplé, qu’il se déroba à notre vue. »

Revenons à Lutfullah. Sa, vie errante s’est poursuivie jusqu’à ces dernières années (1847) ; mais la carrière des aventures s’est, comme nous l’avons dit, fermée pour lui de bonne heure. Dès l’âge de vingt ans, tout est fini. Il lui faut mener une vie laborieuse qui laisse peu de place aux surprises. Ce n’est pas sa faute cependant si sa vie a été aussi peu accidentée, et si les soucis de la gêne et de la pénurie ont été les soucis qui ont fait blanchir ses cheveux. Jeune, il avait rêvé gloire militaire et dangers éclatans, et ces préoccupations impatientes le précipitèrent dans l’aventure la plus périlleuse qu’il eût jamais courue. Au commencement de 1818, il entendit parler des guerres qui se faisaient dans le Dekkan, et il résolut de se rendre dans ce pays. La difficulté était de trouver une caravane à laquelle il pût se joindre, ou un compagnon quelconque qui voulût faire la route avec lui. Un jour, rôdant dans les rues de la ville d’Ujjain, il aperçut une troupe d’Afghans commandés par un jamadar (lieutenant). « En passant, je les saluai selon la coutume des mahomé-