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« Non, ce n’est pas impunément que l’on rompt avec toutes les habitudes de sa vie. J’ai eu tort. J’ai péché par une sotte action et surtout par de sottes pensées. Si l’on m’eût dit pourtant, il y a quelques années, que j’irais dans une fête chercher, presqu’au milieu de la livrée, une Dulcinée semblable à ma pauvre Lucile, j’aurais cru à une bien fausse et bien impertinente prophétie. N’ai-je pas raison d’être effrayé ? Dieu sait qui gouvernera les derniers jours de mon existence violente et futile ! Oui, futile, j’écris ce mot dont je ne me rends pas trop compte, car, en y réfléchissant bien, que pouvais-je faire, sinon ce que j’ai fait ? Vous avouerez que le bon Dieu ne m’avait pas créé pour le mariage. Est-ce ma faute si j’appartiens à la grande tribu des célibataires ? C’est dans cette tribu qu’il serait bon d’appliquer la coutume des sauvages, de hucher les vieillards dans les branches d’un arbre : on secoue le tronc, et malheur à celui qui tombe ! Qu’on mette cet usage en vigueur, et je ne demande pas mieux que d’en être la première victime. Quand mes bras seront trop faibles pour étreindre cet arbre mystérieux qui seul a survécu à l’éblouissante végétation de l’Éden, cet arbre où j’ai cueilli faut de fruits pleins de délices mortelles, guidé par des Eves brunes ou blondes, mais que je croyais toutes faites de ma chair et de mon sang, pensez-vous que je ne serai pas heureux de mourir ? Il me semble vous entendre dire en riant que je vous fais horreur. Que voulez-vous, je suis franc. Combien avons-nous connu d’hommes réputés graves qui après tout pensaient comme moi, et qui seulement n’osaient pas dire ce que je vous écris avec la confiance d’un ami ? Sous de vénérables apparences, qu’étaient en définitive toutes sortes de célèbres personnages que nous avons hantés, vous et moi, si ce n’est de vieux galantins pestant contre leur jeunesse envolée, et ne retrouvant encore une ombre de bonheur que dans les boudoirs où quelques Célimènes flattaient en riant leurs faiblesses séniles ? Ces faiblesses, je ne les leur reproche pas à coup sûr, c’est par là au contraire, par là uniquement qu’ils m’étaient quelquefois sympathiques. Je respectais jusqu’à leur goût pour la race immortelle, mais surannée, des Égéries. Foncièrement toute femme m’attendrit un peu. Je donnerais la main à la fée Carabosse pour la reconduire à sa voiture. — J’ai supporté des pédantes, j’ai adoré des précieuses. Décidément ne pourriez-vous pas me pardonner ma pâtissière ?


VI

Un événement inattendu vint tout à coup porter au suprême degré les angoisses de Fleminges. Par des motifs qui n’importent guère à cette histoire, son régiment reçut l’ordre de quitter sur-le-champ