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haies de citronniers, d’orangers, d’acacias, de bois de campêche, s’enfonçaient jusque dans la montagne ; des plantations de cafiers entremêlées de vergers couvraient le flanc des collines ; d’immenses champs de cannes ondulaient à perte de vue dans la plaine. Pour apprécier le mouvement commercial de Saint-Domingue, il était inutile d’en visiter tous les ports secondaires : le fort Louis, le port de Paix, le môle Saint-Nicolas, les Gonaïves, Saint-Marc, Léogane, le grand et le petit Goave, Jérémie, les Cayes et Jacmel. Il suffisait de se transporter sur les quais du Cap et sur ceux de Port-au-Prince, car les trois quarts au moins des exportations avaient lieu par ces deux ports. Il était rare qu’il y eût moins de cent soixante-dix navires à la fois sur la rade du Cap, moins de cent vingt sur celle de Port-au-Prince. La position centrale de cette dernière ville lui avait valu l’honneur de devenir en 1751 la capitale de la colonie ; mais en temps de guerre le siège du gouvernement se fixait de nouveau dans la ville du Cap, parce que c’était sur la côte septentrionale que venaient atterrir tous les bâtimens arrivant de France, et parce que le Cap était alors le seul point où l’autorité coloniale pût se concerter avec les commandans de nos escadres pour défendre nos possessions ou pour menacer celles de l’Angleterre. Saint-Domingue n’est qu’à trente-six lieues de la Jamaïque. Le voisinage de la seule rivale que la reine des Antilles eût alors au monde, — Cuba et Porto-Rico ne cultivaient pas encore la canne à sucre, — devenait pour notre colonie, aussitôt que les hostilités étaient déclarées, un danger incessant ou un sujet perpétuel de projets offensifs. Deux ou trois mille hommes de troupes régulières et cent cinquante-six compagnies de milice pourvoyaient en temps ordinaire à la garde de l’île ; pendant la guerre maritime qui remplit les dernières années du siècle, au mois d’avril. 1782, après la défaite de M. de Grasse dans le canal de la Dominique, on avait vu plus de cinq cents bâtimens rassemblés sur la rade du Cap et vingt mille hommes de troupes françaises ou espagnoles distribués dans la ville et dans les environs.

Deux ou trois ans à peine après mon départ de Saint-Domingue, tout vestige de cette opulence que j’avais tant admirée avait disparu. Nos malheureux compatriotes, réfugiés pour la plupart aux États-Unis, avaient échangé une fortune évaluée à plus d’un milliard et demi pour le pain de l’exil et de l’aumône. Leur imprudence seule, aidée comme elle le fut par les décrets versatiles de la métropole, n’aurait point suffi pour consommer si rapidement un pareil désastre : il fallut que la guerre éclatât, que l’hostilité des Espagnols et des Anglais vînt en aide à la révolte des noirs ; mais, une fois que cette population d’esclaves avait goûté à l’indépendance, comment la ramener sous le joug, que ce joug s’appelât le travail ou l’esclavage ? Et