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sans le travail des nègres que sont les colonies ? Aussitôt que la paix maritime eut rouvert à nos bâtimens l’accès des Antilles, un grand effort fut tenté pour rendre Saint-Domingue à la France. On sait l’issue de cette entreprise. Saint-Domingue devint, suivant l’expression de l’amiral La Touche-Tréville, qui, lorsqu’il écrivait cette lettre, se déclarait prêt à mourir sur la brèche, un filtre d’hommes et d’argent. Je n’ignore pas qu’on a cherché à atténuer le chiffre de nos pertes, que sous la restauration même, alors qu’on voulait pousser le gouvernement à reprendre la conquête d’Haïti, on ne les évaluait qu’à douze mille hommes. J’ai été chargé de dire au premier consul, vers la fin de l’année 1803, que, depuis le commencement de l’expédition, nous avions perdu soixante-six mille soldats ou marins. Les Africains, comme les Asiatiques, sont faciles à vaincre ; mais ils ont un climat qui les venge.

Les premiers momens perdus pour la répression, le sacrifice était consommé. Saint-Domingue avait cessé pour jamais d’appartenir à la France. D’ailleurs, je le répète, qu’était Saint-Domingue sans les noirs ? La propriété foncière des colons n’était estimée que 342 millions ; c’étaient les nègres, c’était la population esclave qui valait 1,137 millions, et qui donnait à la propriété foncière sa valeur. Il est des malheurs qu’il faut savoir accepter quand on n’a pas su.les prévenir, car ils sont de leur nature même irréparables. La révolution nous a fait payer bien1 cher les services incontestables qu’elle nous a rendus. De tous les désastres dont elle a été l’origine ou la cause, je n’en connais aucun de plus digne de pitié que celui de la colonie de Saint-Domingue. Les colons haïtiens n’avaient pas créé l’esclavage, ils l’avaient accepté comme une institution du temps où ils vivaient, et, quoi qu’on ait pu dire, ils n’en avaient pas abusé. Au prix de longs efforts et de mille dangers, ils s’étaient moins enrichis qu’ils n’avaient enrichi la France. Immolés aux principes qui devaient triompher pour l’honneur de la civilisation, ce sont peut-être les seules victimes de la révolution qu’une équité tardive n’ait point dédommagées. L’obole même promise à leur détresse n’a fait qu’ajouter à toutes les épreuves qu’ils avaient subies l’amertume d’une déception nouvelle. C’est ainsi que l’humanité marche où Dieu la dirige, insouciante des ruines qu’elle laisse sur son passage. Qui se souvient aujourd’hui des colons de Saint-Domingue ? Qui voudrait accorder encore quelque intérêt à leur sort ?

Cette admirable colonie, que l’Angleterre nous enviait, et qui faisait notre orgueil, n’a compté en réalité qu’un siècle d’existence, de 1690 à 1791 : elle a eu le développement hâtif et la fin prématurée de tout ce qui grandit sous les tropiques. Fondée par une troupe d’aventuriers, elle est sortie d’un misérable germe pour périr, sans avoir eu de déclin, au premier souffle de l’orage. En tombant, elle