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et dangereuse pour le gouvernement qui avait à l’appliquer. Toute restriction apportée par le pouvoir fédéral à la liberté de la parole et de la presse était contraire aux mœurs du pays et à l’esprit de la constitution. Il était impossible que la nation ne se prononçât point contre de semblables nouveautés, après être sortie du délire dans lequel la crainte des jacobins l’avait fait tomber. L’augmentation des impôts, rendue indispensable par les grands préparatifs militaires qu’avait autorisés le congrès, contribua beaucoup à guérir « cette maladie des imaginations. » — « Le médecin s’approche sous l’habit d’un percepteur, écrivait malicieusement Jefferson. La majorité actuelle a pour principe l’excès dans les dépenses : le budget de cette année dépasse celui des années les plus coûteuses de la guerre de l’indépendance. La bourse du peuple, c’est là le vrai siège de sa sensibilité : elle le rendra accessible à bien des vérités qui n’auraient pu lui parvenir par un autre organe. »

Au plus fort de la crise, Jefferson conserva cette clairvoyance et ce sang-froid. Alors que la plupart des meneurs démocrates se retiraient du congrès abattus ou indignés, et se préparaient soit à rendre les armes aux fédéralistes, soit à pousser les états républicains à se détacher de l’Union, il sut espérer et attendre. Il resta fermement à son poste, ranimant le courage des timides et calmant l’impatience des exaltés ; il empêcha son parti de se cantonner dans un coin de l’Amérique et de renoncer à la conquête du pays. Il tint l’opposition en haleine et le gouvernement en échec ; mais en même temps qu’il sentait l’importance de ne pas renoncer à la lutte au centre de la confédération, il reconnaissait l’insuffisance de ses moyens d’action dans le congrès et la nécessité de trouver dans les assemblées provinciales un point d’appui pour soulever l’opinion. La Virginie et le Kentucky étaient les places fortes du républicanisme ; les législatures de ces deux états reçurent de Jefferson la mission d’arborer le drapeau de la résistance contre les mesures que ses amis avaient en vain combattues à Philadelphie comme inconstitutionnelles. Ce fut l’un des actes les plus considérables et les moins retentissans de sa carrière politique. Il agit en conspirateur, non en tribun. Vingt-trois ans après avoir rédigé les résolutions célèbres par lesquelles la Virginie et le Kentucky prononcèrent l’annulation du sedition act et de l’alien act et provoquèrent les autres états à suivre leur exemple, il ne racontait encore que sous le sceau du secret, au fils de l’un de ses complices, la part qu’il avait prise à cette grande machination. Elle était en effet difficile à avouer et à justifier. Sous prétexte de défendre la constitution, il lui avait porté une terrible atteinte, la plus terrible atteinte qu’elle ait jamais reçue. En posant le principe que les législatures locales pouvaient mettre le veto sur