Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 15.djvu/610

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que la Turquie tienne à le posséder. L’hostilité des Monténégrins semble une incitation à la révolte pour tous les Slaves chrétiens, une protestation même contre la demi-dépendance de la Serbie. Tant que durera leur opposition à main armée, une grande partie de l’empire restera frappée de paralysie, car si le Monténégro, au nord, commande les pays serbes, il commandé au sud l’Albanie, et les tribus skipétares, avec leur liberté anarchique, sont aussi guerrières et plus mobiles que les Slaves.

Que doit donc faire la Turquie ? Conquérir le Monténégro ? Elle vient de prouver pour la centième fois la vanité d’une pareille ambition. Et puis, en admettant qu’avec un déploiement de forces ruineux pour elle, la Turquie finisse par se rendre maîtresse du Monténégro, qu’aura-t-elle gagné ? Une armée ne vit pas sur des rochers nus ; une occupation continue est impossible. Supposons même, supposition injurieuse pour notre siècle, que la population monténégrine ait été anéantie ou déportée ; rien ne serait fait encore. Tous les mécontens de l’Herzégovine et de la Bosnie, qui sont fort nombreux, referaient un nouveau Monténégro le lendemain du départ des Turcs. Pour conquérir ce pays, il faudrait donc que la Turquie commençât par mieux assurer sa domination sur ces provinces, et c’est là ce que le Monténégro l’empêche précisément de faire.

L’Europe a fait connaissance avec le Monténégro ; elle ne pourrait pas sans déshonneur laisser écraser cette héroïque petite nation. Elle ne s’excuserait pas en disant qu’elle n’a pas reconnu l’indépendance des Monténégrins ; cette indépendance n’a pas besoin d’être reconnue, elle n’a jamais été niée ; elle existe ab antiquo ; Constatée par des conventions avec la Russie, avec l’Autriche, avec la Porte elle-même, que lui manque-t-il donc ? D’être enregistrée dans un grand traité européen ? C’est une formalité qui n’a été différée que parce qu’on a compris que la question monténégrine, étant d’une nature toute particulière, méritait un examen à part, un traité séparé : on l’a réservée. Voilà pourquoi l’on n’a pas accordé au Monténégro une mention expresse dans le traité de Paris. La Turquie, il est vrai, a fait entendre qu’elle se bornait à reconnaître au Monténégro une existence de fait ; mais c’est là l’existence que cet état lui reconnaît à elle-même. Il faut, pour régler leurs prétentions réciproques, non-seulement que la Turquie cesse de réclamer le territoire du Monténégro, mais que celui-ci cesse de revendiquer les droits de l’ancien empire serbe. C’est une légitimité qui en vaut bien une autre. Depuis 1389, il n’y a pas eu de prescription.

Pour mettre fin au débat, un seul moyen se présente, c’est de concilier les intérêts hostiles par une transaction équitable. Puisqu’il est juste et nécessaire de compter avec le Monténégro, il faut