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on avait évité avec soin toute allusion aux nombreuses dissidences qui donnent si justement ombrage au clergé orthodoxe[1]. On s’est départi enfin de cette réserve, et le gouvernement russe semble avoir compris que la surveillance tracassière qui interdisait tout effort pour peindre ce curieux côté des mœurs nationales avait quelque chose de puéril. Sans avoir été officiellement levée encore, cette interdiction n’est plus du moins prise bien au sérieux. La vie des sectaires a pu être décrite dans quelques-unes de ses particularités sans que le gouvernement impérial y trouvât à redire. Quelques compositions qui retracent vivement la lutte des dissidens contre l’administration et le clergé marquent même pour le roman d’observation en Russie la prise de possession d’un nouveau domaine où il y a encore plus d’une conquête à faire. Les deux récits qui doivent surtout nous occuper portent le nom du conseiller de cour Chtédrine[2], et font partie d’un recueil d’Esquisses provinciales où la vie de la classe moyenne et des paysans russes est reproduite avec une grande vérité. Les scènes où figurent des vieux croyans sont particulièrement remarquables. Ayant longtemps habité les contrées lointaines où le gouvernement relègue depuis plus de deux siècles ces sectaires exaltés, M. Chtédrine a pu les étudier de près. Malheureusement il ne sait pas toujours en parler avec impartialité : il se préoccupe un peu trop de leurs faiblesses et de leurs écarts ; il néglige de faire ressortir les précieuses qualités qui souvent les rachètent. Dans la population si variée qu’il s’agissait de décrire, il y a bien des exceptions, bien des nuances dont il faut tenir compte, et après avoir tiré des récits de M. Chtédrine quelques données sur le rôle dangereux de certaines communautés de vieux croyans, nous aurons à compléter ses tableaux par des documens émanés du gouvernement russe lui-même, et où la part du bien est faite comme celle du mal. Avant tout cependant, il faut montrer comment s’est formée la secte qui tient aujourd’hui la première place parmi les fractions détachées de l’église russe, et dire quelques mots du mouvement d’idées d’où elle est sortie.

Le rôle des sectaires russes en général[3] a préoccupé à toutes

  1. MM. Grigorovitch et Tourguenef avaient été obligés de sacrifier, l’un dans son roman des Pêcheurs, l’autre dans ses Récits d’un Chasseur, des pages remarquables où quelques détails sur les mœurs des sectaires avaient trouvé place.
  2. Pseudonyme de M. Soltikof, exilé il y a une dizaine d’années à Viatka, sur les confins de la Sibérie, pour avoir publié une nouvelle jugée séditieuse.
  3. En dehors des vieux croyans, on compte un grand nombre de sectes ou de communautés religieuses qui n’ont été découvertes pour la plupart qu’à la fin du xviiie siècle. En voici les noms : jidovtchina (judaïsans), doukobortsi (qui luttent avec l’esprit), molokani (buveurs de lait), skoptsi (mutilés), klistsi (flagellans), et skakouni (sauteurs). Les doukobortsi rejettent les sacremens, professent un mysticisme des plus