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les époques le gouvernement des tsars, et il n’a pas été toujours bien apprécié. Le chiffre de la population qui pour diverses causes s’est détachée de l’église russe est pendant longtemps resté inconnu. Le gouvernement russe l’a toujours tenu secret, et l’empereur Nicolas fut induit en erreur sur ce point comme sur tant d’autres. Les fonctionnaires chargés de dresser annuellement le tableau de la population générale de l’empire ne portaient dans ce recensement que cinq ou six cent mille sectaires, afin de ne point froisser les sentimens dont l’empereur était animé pour la religion orthodoxe. Les dissidens de leur côté ne négligeaient rien pour se soustraire aux poursuites de l’autorité. Au dernier siècle même, ils se réfugiaient au fond des forêts et y vivaient en ermites, ou formaient des communautés secrètes dans des lieux inaccessibles ; ils n’étaient connus que de leurs coreligionnaires, et ceux-ci se gardaient bien de les trahir. Aujourd’hui ces pieuses fraudes sont devenues impossibles dans l’intérieur du pays, mais il n’en est point de même en Sibérie. Le gouvernement ayant commencé depuis près d’un siècle à reléguer les sectaires dans cette contrée, leurs doctrines s’y sont propagées avec une étonnante rapidité. La plupart y vivent dans des villages, comme le reste de la population chrétienne ; cependant quelques-uns d’entre eux qui cherchent la retraite peuvent encore s’y tenir cachés, ainsi que le faisaient jadis leurs ancêtres en Russie, au fond des marais et des forêts séculaires qui couvrent la partie asiatique de l’empire. Les autorités locales ont beaucoup de peine à les découvrir, et presque toujours elles s’en inquiètent mé-

    bizarres, et pratiquent la communauté des biens et des femmes. Les molokani reconnaissent les principaux dogmes du christianisme, sans pousser, comme les doukobortsi, le communisme à ses dernières conséquences. La doctrine morale des skoptsi et des klistsi enseigne la mortification de la chair ; seulement les premiers ajoutent à cette doctrine un système de théologie, et prophétisent la venue d’un messie qui montera sur le trône de Russie, et convertira toute l’Europe aux principes de la secte. Les judaïsans pourraient bien être les continuateurs d’une hérésie qui acquit un grand développement au xve siècle dans les provinces septentrionales de l’empire ; actuellement ils sont surtout répandus en Sibérie. Les skakouni, qui semblent tenir de près aux trembleurs américains, ont été découverts, il y a peu d’années, dans les provinces de la Baltique et aux environs de Pétersbourg. La seule de ces fractions dissidentes qui pourrait devenir dangereuse pour l’état est celle des skoptsi. Ceux-ci ne se bornent point à considérer le pouvoir impérial comme imbu de l’esprit de l’Antechrist : ils attendent, nous l’avons dit, un messie qui doit venir les délivrer au bruit du tonnerre. Ce n’est point, comme les vieux croyans, à la béatitude céleste qu’ils aspirent : ils affirment qu’un jour viendra où leur croyance régnera dans le monde entier. La députation de paysans qui se rendit en 1812 auprès de Napoléon était probablement composée de skoptsi. Suivant ces sectaires, Napoléon était le fils naturel de Catherine II ; il avait été élevé dans une académie russe et envoyé plus tard en France. « C’est en Turquie qu’il vit maintenant, assurent les skoptsi, dans la retraite ; mais il reparaîtra au moment de notre triomphe, comme un vase d’élection. »