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les gypsies sur les routes ni même sur les chemins étroits qui serpentent entre deux haies, et que les Anglais appellent lanes, je m’engageai dans les terres vagues, les parties désertes, les lambeaux de l’ancienne forêt. Là, je découvris quelques troupeaux de porcs conduits chacun par un mâle, le chef, le patriarche de la bande, qui semblait avoir le sentiment de son importance et de la dignité de ses fonctions. La race actuelle de New-Forest descend d’une ancienne souche de cochons domestiques qu’on a laissé errer depuis plusieurs générations au milieu des bois, et qui en est revenue plus ou moins au type originel du sanglier. Sa couleur se rapproche de l’animal sauvage tel qu’on le rencontre encore dans les forêts du continent ; elle est brune et quelquefois entièrement noire. Vus à la lumière douteuse des clairières ou à l’ombre des bois de hêtres, ces demi-sangliers ne sont pas des animaux sans beauté : leurs formes légères, leur poil dur et d’un éclat presque métallique, leur crinière qui se hérisse sur le cou et sur les épaules, tout cela faisait bien entre les arbres aux rayons du soleil qui commençait à décliner. Je pris alors la route de Christ-Church, un village agréablement situé dans l’angle formé par le confluent de l’Avon et du Stour. Je savais qu’il y avait une tour annexée à l’église d’où la vue s’étend sur un vaste horizon : j’espérais découvrir de là quelques tentes ou quelques fumées qui, comme dit la métaphore anglaise, m’auraient parlé des gypsies et de leurs campemens. Je suivais un chemin creux entre deux coteaux semés de broussailles, quand je vis venir à moi un enfant de treize ou quatorze ans, monté sur un âne. Trois choses me frappèrent : l’élégance de l’animal, la beauté de l’enfant, et la pauvreté des haillons dont il était couvert. Quand nous nous croisâmes sur le chemin étroit, le jeune garçon tourna de mon côté la bride de l’âne, et me demanda l’aumône. À sa couleur olivâtre et dorée, à ses cheveux noirs, à ses yeux d’un éclat sombre, à ses traits d’une perfection délicate, je le reconnus pour un enfant de la race que je cherchais. « Pourriez-vous, lui dis-je, me conduire à l’endroit où vous campez ? » À ces mots, un nuage se répandit sur le visage naturellement farouche de l’enfant. Les gypsies, dès l’âge le plus tendre, se montrent ombrageux et circonspects à l’excès. « J’aurais besoin, ajoutai-je, de me faire dire la bonne aventure par votre mère. » Je n’affirmerai pas que cet éclaircissement dissipa les soupçons de l’enfant ; mais il entrevit une occasion de gain, une affaire, et les gypsies ne résistent point à cet ordre de considérations pratiques.

Nous remontâmes ensemble le chemin que je venais de descendre,