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et, après avoir tourné quelques halliers, je me trouvai au milieu d’un site sauvage et saisissant. Une colline nue, quoique recouverte çà et là de fauves bruyères, s’adossait à un des restes les plus majestueux de la forêt. Les vieux chênes dont les ombres s’allongeaient sur la pente de la colline étalaient fièrement leurs membres tordus et leur feuillage rare, mais sombre. Le soleil se couchait à droite, dans un horizon de coteaux dont les flancs déchirés gardaient la trace d’anciens torrens disparus. Rien n’est plus étrange que la vue d’un camp de gypsies au milieu de cette solitude et de ces magnificences de la nature. Une demi-douzaine de tentes se déployaient en un demi-cercle. Je remarquai qu’elles étaient dressées de manière à recevoir les rayons du soleil levant. Les hommes et les femmes étaient assis sur l’herbe, autour d’un feu qui, alimenté de bois vert, jetait plus de fumée que de flamme. Les gypsies ramassent ce bois, en dépit des ordonnances, dans la forêt ou bien le long des haies vigoureuses qui bordent dans le Hampshire les chemins déserts et sablonneux. Nul ne s’occupait de rien ; des coquemars (kettles), suspendus par une sorte de crochet ou de crémaillère à des bâtons plantés dans le sol, chantaient, comme dit une vieille ballade anglaise, la chanson de l’eau qui commence à bouillir. Quelques chiens hargneux montrèrent leur tête entre les buissons et se mirent à aboyer, quoique faiblement, contre le gorgio[1]. Les gypsies, eux, conservèrent leur attitude d’indifférence et d’immobilité : ils sont comme les sauvages, qui remarquent tout sans avoir l’air de rien voir. Seulement deux petites filles de cinq ou six ans, belles et noires comme des démons, se détachèrent du groupe et vinrent me demander la charité. Le jeune garçon qui m’avait servi de guide descendit de son âne, et, après m’avoir fait signe de rester en dehors de la limite du camp, alla prévenir sa mère. Je vis venir à moi une figure de sorcière telle que l’eût désirée Rembrandt, Téniers ou David Wilkie. La race des gypsies est peut-être la plus belle qui existe au monde ; les femmes, surtout quand elles sont jeunes, ont généralement d’admirables formes et des traits qu’on n’oublie pas ; mais avec l’âge (et pour elles la vieillesse est précoce), cette fleur de beauté se flétrit : le soleil brûlant, les neiges, le souffle mordant de la bise, auxquels elles sont continuellement exposées, peut-être aussi les passions violentes et les pratiques d’une vie ténébreuse, tout concourt à effacer de bonne heure ce rayon que la nature a laissé tomber sur le visage des gypsies comme pour les consoler des rigueurs d’une vie misérable. On s’étonne en vérité que de si belles

  1. C’est le nom que donnent les gypsies anglais à quiconque n’est point de leur sang ni de leur honorable congrégation.