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en croyant que la misère exclut chez elles la coquetterie. La plupart des femmes ou des jeunes filles se couvrent volontiers de bijoux. Elles aiment les larges dentelles, quoique noires et déchirées, les longues boucles d’oreilles, les anneaux d’un or douteux et les colliers de perles fausses. L’une de celles que j’avais sous les yeux, couverte d’habits pauvres, mais ajustés avec un goût théâtral, me montra, non sans orgueil, un anneau d’or assez massif et surmonté d’un demi-souverain[1] en guise de pierre précieuse. Le grand luxe des hommes est de posséder des boutons d’argent. À mon entrée dans le cercle des gypsies, on m’avait offert un siège, c’est-à-dire une place sur l’herbe. Il n’y avait qu’une chaise, elle était occupée par une vieille juwa centenaire, à l’air solennel et morne. Trois autres vieillards, trois roms sur la tête desquels les hivers avaient neigé, présentaient au feu leurs mains amaigries, et de temps à autre repoussaient dans le cercle ardent les morceaux de bois à demi éteint, en agitant la flamme. L’un d’eux était enveloppé dans une couverture trouée et ressemblait à la statue du Silence.

Un homme d’une quarantaine d’années, qui se distinguait par son costume, par son chapeau rond orné d’une boucle d’argent et par un air d’intelligence, donna des ordres pour le souper. C’était le chef du groupe[2]. Quelques femmes se levèrent aussitôt d’un air de mauvaise humeur. Les mains de ces créatures ne sont pas faites pour le travail. La sombre vivacité de leurs regards, la contraction. de leurs lèvres, le désordre de leurs cheveux, la rudesse de leurs mouvemens, la facilité avec laquelle on les voit s’emporter entre elles ou contre les enfans, dès qu’elles s’occupent de quelque détail domestique, tout dénote clairement leur aversion pour les soins du ménage. La vieille sorcière qui m’avait introduit, et qui était sans doute chargée de veiller sur moi, me fit un tableau lamentable de la condition présente des gypsies. « Autrefois, me dit-elle, dans les heureux temps de la vieille Angleterre, les choses se passaient bien autrement. Nous trouvions partout à déployer nos tentes, et la terre

  1. Dix shillings.
  2. Il existe parmi les gypsies de tous les pays une certaine organisation. En Espagne, chaque famille ou troupe avait des chers électifs qui étaient désignés autrefois sous le nom de comtes. C’est ce comte qui était chargé de régler leurs différends, même dans les endroits où il y avait une justice régulière. Ses fonctions n’étaient ni héréditaires, ni même inamovibles : il pouvait être déposé, s’il déméritait par sa conduite de la confiance de ses sujets. En Orient, chaque bande a aujourd’hui ses chefs et ses officiers. En Angleterre, chacune des familles ou clans obéit de même à un guide. Cette organisation très constante a donné lieu à une opinion erronée. Les journaux anglais annoncent au moins une fois par an la mort du roi ou de la reine des gypsies. Or ce roi ni cette reine, si l’on entend par là un homme ou une femme dont l’autorité s’étend sur toutes les bandes errantes du pays, n’exista jamais.