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La nuit était venue, hommes, femmes et enfans s’arrangèrent pour dormir. On m’offrit une vieille couverture que je refusai, me contentant du feu, que je me chargeai d’entretenir. Il est vrai que la sibylle recommença ses doléances. Le bois était si cher et si rare depuis quelques années ! Autrefois les gypsies coupaient à leur gré les branches mortes et même un peu les branches vertes dans la forêt ; mais à présent les ordonnances étaient d’une sévérité inhumaine, la forêt elle-même disparaissait chaque jour, entamée, mordue par de maudites habitations. Les hommes domiciliés (settled) n’avaient-ils point assez de place dans les villes, qu’ils vinssent encore troubler les oiseaux et les gypsies dans leurs nids ? Les haies maintenant étaient gardées comme des bois d’orangers. Il n’y avait plus moyen pour de pauvres gens comme eux de faire bouillir l’eau de leurs chaudières. Comment feraient-ils le lendemain pour se chauffer ? Je calmai par de bonnes raisons les inquiétudes de la vieille, et bientôt tout dormit autour de moi d’un sommeil lourd. C’était une nuit belle et tiède pour le climat de l’Angleterre. Je me surpris, faut-il l’avouer, à trouver des charmes dans cette vie à ciel ouvert. Un hibou glapissait par intervalles dans les profondeurs du bois, dont le feuillage massif formait un groupe d’ombre sur la transparence étoilée de la nuit. Quelques ânes et un vieux cheval en liberté broutaient paisiblement l’herbe courte de la colline. Les chiens, quoique couchés à terre, se tenaient sur le qui-vive. Les rayons de la lune tombaient avec une sérénité blafarde sur le toit rond ou pointu des tentes, dont la toile grossière frissonnait par momens au souffle d’un vent bas. Ce repos, ce silence, cette apparition de la vie des anciens patriarches à la lueur mouvante d’un feu de gypsies, tout cela formait pour moi un spectacle nouveau, singulier, au milieu de cette Angleterre si riche, si peuplée et si comblée des faveurs de la civilisation. Il faut dire que je voyais alors l’existence des Romany par le beau côté. Les nuits ne sont pas toujours tièdes et limpides. Si quelque chose étonne dans l’histoire d’une race originaire d’un pays chaud, c’est la puissance avec laquelle ces bruns enfans du soleil ont résisté à toutes les vicissitudes du climat le plus variable, à la pluie, au brouillard, à l’acre grésil. Tantôt sous un toit, tantôt sous un arbre, quelquefois même exposés sans abri aux rigueurs de la mauvaise saison, ou enterrés des journées entières sous la neige, ils jouissent d’une santé plus robuste et plus parfaite[1]

  1. J’ai cherché à savoir s’il existait des maladies particulières à la race des gypsies. Au XVIe siècle, on les accusait d’une sorte d’affinité pour la lèpre. Un docteur écossais, M. Knox, passant la nuit dans un village, se fit indiquer sa route par une femme gypsy, la plus belle, dit-il, qu’il eût jamais vue. « Comme elle m’indiquait le chemin que je devais suivre, ajoute-t-il, la manche courte de la robe découvrit le bras jusqu’au coude. Une tache lépreuse circulaire fixa mes regards. Elle vit à l’instant même que j’avais découvert la malédiction de la race, et elle rentra dans l’intérieur de sa hutte en rougissant. » Cette malédiction ne s’étend point du tout à la race, et le docteur a pris, comme il arrive souvent, un fait particulier pour un fait général. Je ne sais point ce qui en était autrefois ; mais les gypsies forment aujourd’hui en Angleterre une population très saine.