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surtout l’absinthe. Le matin, à l’aube, l’Européen est réveillé par les cris et le bruit que font dans les rues une vingtaine de femmes de tout âge, depuis celle qui a les cheveux gris jusqu’à la jeune fille à la figure rieuse ; elles sont condamnées à balayer, les unes durant une semaine, les autres plus longtemps, le chemin public, et leur crime est de s’être grisées et quelquefois d’avoir été ramassées ivres-mortes.

Voici dix-sept ans bientôt que la France a établi son protectorat ou pour mieux dire sa domination sur Taïti. C’est une précieuse acquisition, car cette île est en ligne droite sur la route qui, de l’isthme américain, Panama, Nicaragua et Tehuantepec, conduit à l’Australie méridionale, région de l’or, vers laquelle les émigrans se portent en foule. Les bâtimens favorisés par la double direction des vents pour l’aller et le retour y relâchent quand ils vont de Melbourne à San-Francisco et réciproquement. Les steamers y renouvellent leur provision de charbon de terre, et c’est ainsi que Taïti et la Nouvelle-Calédonie sont appelées à se donner la main : celle-ci possède les richesses houillères, celle-là leur offre un débouché. Quelques cultures indigènes, le taro, le sorgho, cette fécule alimentaire qu’on appelle arrow-root, fournissent à la consommation intérieure ; mais les richesses naturelles, les ressources agricoles et commerciales pourraient prendre une extension considérable, si les colons étaient plus actifs et plus nombreux. Fort peu d’Européens ont entrepris dans l’île de grands et sérieux essais de colonisation, et il est possible que là, comme sur tant d’autres points de l’Océanie, ce rôle soit réservé aux Chinois.

L’île n’avait vu encore que par exception les visages jaunes, comme on les y appelle, quand en 1856 un bâtiment américain en apporta toute une cargaison. C’était un ramassis de mineurs et de petits artisans que la misère et les mauvais traitemens chassaient des villes et des placeres de l’Australie ; ils s’en allaient en Californie avec la perspective presque certaine de n’y être ni plus heureux, ni mieux reçus. Arrivés devant Papeete, ils firent demander au gouverneur l’autorisation de s’y fixer comme domestiques et portefaix. De son côté, le capitaine américain, qui dans la première partie de la traversée avait eu grand’peine à empêcher une rixe d’éclater entre son équipage et ces hôtes dangereux, se trouva fort heureux d’en être débarrassé. C’est ainsi qu’une centaine de ces hommes sont devenus le noyau d’une petite colonie chinoise qui ne cesse de s’accroître. À Papeete, ils ont leur quartier séparé, d’où ils se répandent tous les matins, dès l’aube, par la ville et dans l’île entière pour y exercer toute sorte d’industries et exploiter les indigènes. Le rapprochement de ces deux espèces d’hommes si différentes, les Chinois et les naturels océaniens, forme un très singulier contraste