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que l’on ne peut guère observer qu’à Taïti et aux Sandwich, parce que là seulement les indigènes se mêlent dans les villes aux étrangers. À côté du Polynésien des Sandwich et de Taïti, grand et fort, aux traits réguliers, un peu sauvages, offrant une expression tantôt farouche et tantôt naïve, à la démarche à la fois nonchalante et fière, le Chinois fait triste figure avec son crâne nu muni de la longue queue, ses pommettes saillantes et son regard oblique. Accroupi à la porte de sa tente ou courbé sous un fardeau, il a dans sa physionomie quelque chose de craintif et en même temps de fourbe et de railleur. Au regard qu’il jette sur le sauvage, si brave de sa personne, mais si insouciant et si peu industrieux, on voit qu’il le regarde comme sa proie. À peine établi dans l’île, un de ces Chinois avait remarqué la faveur dont les bibles sont l’objet parmi les indigènes. Ce sont des missionnaires anglicans qui ont fait la première éducation religieuse de Taïti, et l’introduction du catholicisme avec la domination française n’a pas altéré les primitives affections des naturels. La Bible, traduite en canaque, a continué d’être leur livre de prédilection. Notre Chinois, muni de colifichets, de verroteries, d’articles de toilette, s’était mis à parcourir l’île, et beaucoup de Taïtiens et de Taïtiennes, placés entre leur amour du luxe et leur foi religieuse, avaient cédé aux tentations mondaines. Le sectateur de Fô avait donc pu faire de la sorte une assez ample moisson du livre chrétien, il en avait monopolisé la vente avec de gros bénéfices, vantant auprès des individus portés à la piété sa marchandise religieuse dans un langage où l’anglais, le canaque et le chinois se mêlaient de la façon la plus pittoresque. Un autre avait imaginé d’utiliser le penchant des filles de Taïti pour le plaisir en organisant à son profit une prostitution régulière ; mais l’administration l’avait arrêté à ses premières tentatives, et sans doute ce n’était pas sans un bien vif sentiment de regret et de convoitise que le soir il voyait passer le long de Broom-Road des essaims de Taïtiennes folâtres. Hélas ! voilà peut-être les hommes auxquels, dans cette île fortunée, appartient l’avenir ! Ils portent avec eux l’activité et le travail ; mais où est le véritable progrès, quand ces qualités ne sont que les instrumens de passions basses et vulgaires ? Si un jour le navigateur trouve là quelques milliers de ces Juifs de l’Orient, entassant, faisant fortune, ne regrettera-t-il pas le temps où les pirogues amenaient aux vaisseaux de Cook les naturels indolens, bienveillans et paisibles de la Nouvelle-Cythère ?

Aux Marquises, l’indigène, mieux préservé du contact extérieur par l’isolement, parce que ces îles n’ont pas été jusqu’ici sur le chemin du commerce et ne voient guère que des baleiniers, a mieux gardé sa physionomie personnelle et primitive. Il semble au reste appartenir à une famille plus énergique et plus farouche que celui