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de Taïti : les tatouages compliqués, les danses guerrières, les sacrifices humains là où notre influence ne s’étend pas directement, sont encore, dans le groupe des Marquises, en pleine vigueur. Entre les naturels des deux archipels, il y a la même différence qu’entre leurs îles elles-mêmes : Nukahiva n’a pas le riant aspect de Taïti ; ses rivages ne présentent au premier abord que des falaises sombres qui tombent dans la mer par des escarpemens infranchissables, et vont rejoindre des montagnes intérieures finissant en crêtes aiguës et dentelées. Ces falaises de roches volcaniques noires et rougeâtres sont couvertes au sommet d’une herbe dure qui donne à tout le pays un air aride, çà et là quelques arbres rabougris se montrent sur les crêtes ; mais entre les contreforts qui des montagnes vont à la côte former des baies plus ou moins profondes s’ouvrent des vallées décorées d’une riche verdure, et que sillonnent de petits cours d’eau et des torrens. Tapissées d’une végétation inextricable, ne communiquant entre elles que par des passages à peine accessibles aux naturels, ces vallées tiennent les tribus dans un isolement presque complet, qui n’a pas dû être sans influence sur leur caractère. Un fonds permanent de gravité et de tristesse se retrouve chez ces indigènes. Dans leurs réunions, dans leurs jeux, dans les rites de leur culte et jusque dans leurs danses, ils demeurent sérieux. A. les voir demander au kava ses redoutables jouissances, on croirait que ces hommes cherchent l’oubli d’un chagrin ou la distraction d’un incurable ennui.

Cinq ou six naturels se réunissent ; l’un d’eux mâche la racine tendre et blanchâtre de la plante indigène, et de sa salive mêlée à de l’eau il forme une liqueur jaune, douée d’un parfum pénétrant, mais non alcoolique, qui procure une somnolence et une ivresse analogues à celles du haschich. Celui qui en fait usage ne trébuche pas, ne crie pas ; il conserve sa conscience et sa raison. Il est pris d’un tremblement nerveux général, projette la face en avant et ressent une grande faiblesse aux extrémités et dans les articulations. Il marche lentement et d’un pas incertain, puis s’étend sur une natte. Il lui faut un silence et un repos absolus ; la circulation se ralentit, une sueur abondante survient, la vue se trouble, et alors se produisent une sorte de torpeur, de calme et de bien-être, parfois des visions érotiques. Cette ivresse survient au bout de vingt minutes et dure de deux à six heures, quelquefois plus, selon la dose et les habitudes du buveur. Au réveil se fait sentir une lassitude profonde. L’usage du kava a disparu de Taïti, où les indigènes lui préfèrent l’eau-de-vie et l’absinthe, mais il est en pleine vigueur aux Marquises, où les vieux buveurs s’y reconnaissent à leurs yeux injectés, à leur extrême maigreur, à des écailles blanchâtres