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des Sciences mathématiques en Italie ; mais je sais que cette histoire est une œuvre littéraire, aussi bien conçue que bien écrite ; elle éclaire de façon toute nouvelle la marche de l’esprit humain. Au milieu de ce grand travail, qui par malheur ne s’achève pas, le démon de la curiosité, qui depuis longues années tournait autour de M. Libri, a fini par le posséder tout entier. Passion ou folie, le goût des livres a dominé sans partage une âme qui allait d’elle-même au-devant de la séduction ; dès lors M. Libri a négligé la science pour faire des collections et des catalogues. Il est vrai que dans cet art il est sans rival ; en fait de découvertes, jamais bibliophile n’a été ni plus habile ni plus heureux.

La plupart des amateurs s’enferment dans un cercle étroit pour y régner seuls. Les uns, comme Renouard ou Butler, ne recherchent que les Aldes ; les autres, comme M. Mottelet, n’ont qu’une idée, c’est de composer leur bibliothèque avec le catalogue des Elzeviers. Celui-ci n’estime que les incunables ; un livre daté de 1500 n’a déjà plus de prix à ses yeux ; celui-ci ne reçoit chez lui que Shakspeare ; un troisième ne connaît que Dante ou Boccace. Autant de curieux, autant de manies. Au contraire, ce qui distingue M. Libri, c’est qu’il n’a aucun de ces goûts exclusifs ou mesquins. Chez lui ce n’est pas sagesse, la sagesse est une vertu qui ne loge guère chez les bibliophiles ; c’est tout simplement qu’une passion plus haute le domine et l’emporte, la passion du rare et du beau dans tous les genres. Il lui faut des Aldes, mais en vélin, des Elzeviers, mais en papier bleu, des Dante, mais en manuscrit. C’est là son ambition, c’est là ce qui en fait un connaisseur à part, et cependant envié de tous. Il donne la main à toutes les faiblesses, et justifie tous les caprices en les partageant.

Je ne crois pas que depuis vingt ans la curiosité ait ouvert un sillon nouveau sans que M. Libri ne s’y soit jeté et n’ait aussitôt dépassé tous ses concurrens. Manuscrits, incunables, éditions princeps des classiques grecs et latins, anciens poètes français, littérature italienne, origines du théâtre, premières éditions de nos grands auteurs, il a voulu tout avoir, rien ne lui a échappé. Un exemple suffira. On sait quel intérêt s’attache aux romans de chevalerie ; c’est l’épopée du moyen âge. Au XIIIe siècle, la France a produit une foule de poètes chevaleresques qui ont été traduits dans toute l’Europe, et qui partout ont donné le ton et l’accent français aux littératures naissantes. Par malheur, ces Homères oubliés ont écrit dans une langue qu’ils n’ont pas fixée ; par malheur aussi, l’imprimerie à son début les a ignorés, et n’a reproduit que de mauvaises imitations en prose de ces originaux dédaignés ou perdus. Ces premières impressions gothiques sont des chefs-d’œuvre ; Melzi en a dressé le catalogue,