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le prince d’Essling s’est fait un nom parmi les curieux en réunissant les plus beaux exemplaires de ces vieux livres ; aujourd’hui, parmi les bibliophiles, c’est à qui s’arrachera ces romans qu’on ne lit pas. Si don Quichotte revenait dans ce monde, où il n’a jamais existé, peut-être trouverait-on encore un sage licencié pour jeter par la fenêtre la bibliothèque du trop ingénieux chevalier ; mais assurément notre compère le barbier, ce premier ancêtre de Figaro, y regarderait à deux fois avant de brûler Don Belianis ou Florismar d’Hircanie, car du prix de ces folies vendues à d’autres fous il achèterait les fameux moulins et le Toboso par-dessus le marché. Venu des derniers dans cette ardente mêlée, M. Libri a voulu refaire à son tour la bibliothèque de don Quichotte ; on peut voir dans son dernier catalogue s’il y a réussi. Pour être complet, il ne lui manque guère que l’édition originale de Tiran le Blanc, cet autre phénix que personne n’a jamais vu ; mais laissez faire M. Libri, il la trouvera quelque jour et en grand papier.

La passion des bibliophiles pour les romans de chevalerie a du moins servi la science ; elle a ranimé le goût du moyen âge, elle a renouvelé une étude qui intéresse l’histoire de la civilisation. C’est le bon côté de ces fureurs épidémiques ; en remuant la poudre des bibliothèques, elles remettent au jour des trésors enfouis et des idées oubliées. Si la curiosité restait ainsi la servante de l’érudition, ce serait presque une vertu ; mais, hélas ! elle ressemble à toutes les servantes-maîtresses. La fortune lui tourne aisément la tête, et elle abuse de la faiblesse de ses adorateurs pour les plier aux plus ridicules fantaisies. En ce point, M. Libri se distingue tout à fait des amateurs ordinaires ; au plus fort de la fièvre qui l’emporte, il reste toujours homme de lettres : c’est là son originalité. Les bibliophiles sont un peuple jaloux ; trop souvent, quand ils ont payé au poids de l’or quelque volume unique ou inconnu, ils l’enferment à double clef, ne le lisent guère, ne le montrent jamais et ne s’en séparent qu’en mourant. Pour M. Libri, tout le plaisir est dans la découverte. Une fois maître d’un livre précieux, il le décrit, le catalogue et le vend. On dirait qu’il a hâte de remettre en circulation cette richesse perdue et d’appeler tout le monde à en jouir.

C’est là ce qui fait le prix des catalogues qu’il publie. Ce n’est pas, comme de coutume, une sèche nomenclature, un nom d’auteur, une date d’impression, qui ne disent rien qu’aux adeptes ; ce sont des notes succinctes, mais qui toutes contiennent quelque détail inconnu sur l’auteur, sur l’imprimeur, sur le livre. Ainsi conçu, le catalogue prend place dans l’histoire littéraire ; c’est une création originale et qui reste. Et ce n’est pas seulement l’histoire de chaque édition que donne M. Libri, c’est l’histoire même du volume