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Pendant la régence, les membres de la junte n’avaient pas opposé à l’influence de la princesse des Ursins une résistance dont l’attachement de Marie-Louise pour sa camarera mayor leur garantissait d’avance la parfaite inutilité ; mais lorsque le roi fut rentré dans ses états, des efforts multipliés se firent de plusieurs côtés pour conquérir sa confiance, afin d’arriver au gouvernement de l’Espagne, qu’on le soupçonnait, avec trop de raison, incapable de diriger. Pour conserver sa prépondérance jusqu’alors incontestée et gouverner le roi par l’ascendant de la reine, Mme des Ursins dut donc changer toutes ses batteries et se placer sur une forte défensive.

Appuyé sur la reconnaissance personnelle du monarque et sur son titre de primat du royaume, le cardinal Porto-Carrero tenait le premier rang parmi les prétendans naturels au pouvoir. C’était « ce grand vieillard tout blanc, à l’air vénérable, à la figure majestueuse, » si bien crayonné par Saint-Simon. Masque imposant d’une médiocrité déplorable, cet extérieur cachait un esprit court et obstiné, un cœur où la jalousie tenait plus de place que l’ambition ; mais, si inférieur qu’il fût à sa tâche, le cardinal était pour l’Europe le drapeau du parti français, et Mme des Ursins comprenait fort bien qu’il lui serait plus facile de renverser à Madrid le président du despacho[1] que de faire approuver à Versailles un pareil acte d’ingratitude. Elle jugea donc habile de faire miner la position politique de Porto-Carrero par l’ambassadeur même de Louis XIV, en n’intervenant elle-même qu’en seconde ligne, afin de porter des coups d’autant plus assurés qu’ils seraient secrets. Cependant ici la difficulté était extrême, car les prétentions de l’ambassadeur l’inquiétaient encore plus que celles du bonhomme Porto-Carrero, et elle n’ignorait pas qu’il lui serait beaucoup plus difficile d’en avoir raison : il fallait donc y dépenser la plus fine fleur de son habileté.

Durant son séjour en Italie, Philippe V avait rencontré le cardinal d’Estrées, longtemps ambassadeur à Venise et à Rome, et, à l’instigation du roi son grand-père, il lui avait exprimé le vœu de le recevoir à sa cour pour y représenter la France, afin de profiter de ses lumières dans une situation dont la responsabilité l’accablait. D’Estrées jouissait en effet d’une réputation européenne, et bien que Mme des Ursins fût à la veille de porter un rude coup à sa renommée politique, l’on ne saurait douter que les fondemens de celle-ci ne fussent sérieux, lorsqu’on voit s’incliner devant elle un homme

  1. Sorte de conseil privé où le travail des diverses corporations administratives et judiciaires était soumis à la signature du roi.