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comme M. de Torcy et jusqu’à Louis XIV lui-même. Arrivé au terme d’une carrière à laquelle aucune dignité n’avait manqué, le cardinal n’accepta l’ambassade de Madrid que parce qu’elle lui fut présentée comme une sorte de tutelle à exercer sur une grande monarchie et sur son jeune souverain. Il avait avec la princesse des Ursins d’anciens rapports cimentés par la reconnaissance ; mais, gonflé de son importance, il portait en Espagne la pensée préconçue de gouverner ce pays, et la grande camériste, enivrée de son côté de la gloire de son récent ministère, ne voyant dès lors en lui qu’un rival, lui voua une haine implacable. Pendant que M. de Torcy se félicitait de rapprocher le cardinal de Mme des Ursins, dans l’espoir d’une entente utile aux intérêts français, la princesse laissait percer dans ses lettres à la maréchale de Noailles toute l’inquiétude qu’un tel choix lui inspirait, inquiétude qui se révélait d’ailleurs jusque dans ses éloges ironiquement exagérés. « Vazet, qui est barbier du roi catholique, a reçu des nouvelles qui lui apprennent comme chose sûre que ce sera M. le cardinal d’Estrées qui viendra remplacer ici M. de Marsin (comme ambassadeur). Je souhaite de tout mon cœur que cette éminence ait dans cette cour toutes les satisfactions qu’elle mérite et qu’on en attend, et que son esprit transcendant puisse encore mieux persuader les Espagnols que s’en faire admirer ; mais je ne voudrois pas jurer que tout réussît à souhait, car j’ai peur que la nation, naturellement orgueilleuse, ne regarde comme une marque de mépris du côté de la France qu’on lui envoie un des grands génies qui y soit, non pour les conseiller, mais pour les gouverner, et que cela n’augmente encore l’éloignement qu’ils ont pour les François. Vous ne savez que trop combien il est important qu’on détruise l’animosité au lieu de l’augmenter[1]. » On le voit, le futur ambassadeur n’avait qu’à se bien tenir, car il y avait un parti-pris de le présenter comme antipathique aux Espagnols, et comme pouvant compromettre par le seul fait de sa renommée l’alliance si difficile à maintenir entre les deux peuples. Nous allons voir le cardinal subir tous les affronts de ce rôle de bouc émissaire pour succomber enfin sous des accusations qui seraient certainement plus spécieuses, si elles n’avaient précédé de quatre mois l’arrivée du prétendu coupable ; mais avant de battre en brèche l’ambassadeur de Louis XIV, il fallait l’employer à renverser le principal ministre de Philippe V : la chute du cardinal Porto-Carrero allait donc précéder celle du cardinal d’Estrées.

Rendre un homme politique inutile, c’est l’affaiblir ; le rendre ridicule, c’est l’achever. L’archevêque de Tolède fut soumis tour à tour à cette double opération. Dévoué à Louis XIV jusqu’à donner

  1. 14 octobre 1702. Recueil de M. Geffroy, p. 127.