Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/286

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

celle-ci comprit donc qu’elle ne pouvait agir qu’à Madrid, et qu’il fallait à tout risque placer une barrière insurmontable entre l’ambassadeur et le souverain près duquel il était accrédité : abreuver le cardinal de dégoûts pour le contraindre à demander son rappel, tel fut le travail conduit pendant un an avec une habileté peu scrupuleuse.

Philippe, comme la plupart des princes faibles, prenait ombrage de quiconque laissait percer la prétention de le dominer. D’Estrées de son côté se croyait un personnage trop considérable pour voiler beaucoup une mission qui seule, à son avis, pouvait expliquer sa présence en Espagne. Résolu, selon les instructions de sa cour, à n’admettre aucun intermédiaire entre lui et Philippe V, il témoignait à la reine une méfiance d’autant plus blessante pour la grande camériste, que celle-ci en était l’objet véritable, et c’était avec une sorte d’affectation qu’il usait chaque jour du droit d’entretenir le roi sans délai et sans témoin. Afin d’infirmer cette prérogative, que l’étiquette du palais restreignait à la seule personne du monarque, celui-ci prit le parti de ne plus donner d’audience que dans l’appartement de la reine, où l’ambassadeur ne pouvait pénétrer qu’en en réclamant d’avance la permission. Cet ingénieux expédient mettait la grande camériste en tiers dans les conversations et rendait toute communication confidentielle impossible. Le cardinal outré menaça, en se voyant refuser la porte, de porter au palais son extrait baptistaire, afin de s’y faire reconnaître. À l’aigreur ne tarda point à succéder la colère. Solennité des réceptions, audiences fixées à une heure avancée de la nuit, tout fut calculé pour lasser un vieillard d’une santé débile et d’une humeur acariâtre. Les torts que nous avons envers autrui étant le plus sûr moyen d’en provoquer envers nous-mêmes, d’Estrées ne tarda pas à s’expliquer sur les procédés de la cour avec une telle violence, qu’on fut bientôt en droit de dénoncer ses paroles comme outrageantes pour la majesté royale. Une correspondance, dont il est fort inutile d’indiquer l’inspiratrice, s’engagea entre les jeunes souverains et l’aïeul de Versailles, correspondance conduite avec un art infini, et dans laquelle l’ambassadeur fut attaqué chaque jour de la manière la plus sanglante, le roi d’Espagne lui reprochant de l’humilier aux yeux de ses sujets, la reine articulant de son côté le plus noir de tous les griefs à ses yeux, a l’intention avérée de ce méchant homme de lui ravir le cœur de son cher époux[1]. »

Toute la colonie française prit bientôt parti dans cette lutte, conduite par Mme des Ursins avec une passion qui excluait plutôt la justice que la prudence, car la princesse savait fort bien qu’une

  1. Lettres du 18 février 1703 et suiv., dans les Mémoires de Noailles, t, II, p. 216.