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ouverte, mais on marche en hésitant. Il vous apprend à ne rien craindre plutôt qu’à tout surmonter, et vous laisse plus de sécurité que de conviction. On le prendrait volontiers pour conseiller, on hésiterait à l’accepter pour maître.

C’est du moins l’effet qu’il produit aujourd’hui, car, au temps où il est venu et dont il ne faut pas le séparer, il en devait être autrement. Toutes ses doctrines tiraient une immense valeur relative de l’infériorité des préjugés qu’elles tendaient à remplacer. Elles signalaient visiblement, décidément, l’invasion de l’esprit laïque, civil, mondain, libéral, dans le domaine des sciences et des affaires. Elles annonçaient la chute de toutes les sortes de pédantisme. En exposant dans le langage universel, sans affectation, sans charlatanisme, comme l’expression du bon sens en liberté, comme le résultat naturel de l’expérience, des nouveautés hardies, des vérités évidentes, des opinions ingénieuses, des maximes excellentes, sans que l’ombre d’un doute pût s’élever sur la sincérité, le sérieux, l’intégrité et la supériorité de celui qui parlait ainsi, Locke devançait, il commençait l’esprit général du XVIIIe siècle. Il lui donnait l’exemple de l’indépendance, de la confiance, de l’audace même, mais sans cet air de précipitation et de turbulence, sans cette témérité licencieuse qui en a rendu les succès moins purs et moins durables, et qui a compromis les plus légitimes conquêtes. Il faut donc que les Anglais s’y résignent, Locke est bien véritablement le promoteur de la philosophie, ou plutôt de tout l’esprit du XVIIIe siècle. Qu’on le loue tant qu’on voudra de n’en avoir pas autorisé tous les excès, pris toutes les formes, voulu toutes les conséquences : nous le reconnaissons volontiers ; mais rien n’empêchera que le maître de Voltaire et de Rousseau n’ait été par là même un des maîtres de la France, qu’il n’ait mis du sien dans la philosophie que nos pères ont professée, et jusque dans la révolution qu’ils ont faite. Ceci, nous entendons le dire à sa gloire et en témoignage de reconnaissance, car il a été pour beaucoup dans le bien et pour peu dans le mal. Ils sont toujours très rares, ceux qui peuvent compter parmi les philosophes de génie ; mais, immédiatement au-dessous d’eux, la place est bien belle encore. Tout homme qui pense serait heureux d’approcher de Locke, et tout honnête homme serait fier de l’égaler.


CHARLES DE REMUSAT.