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vrai, sur les dispositions de la plèbe de Port-au-Prince ; mais tout ce qu’on pouvait espérer de l’inertie nègre, c’était une neutralité compatissante. À défaut même des piquets, attendus d’un moment à l’autre et dont aucun lien de compérage ou de voisinage n’enchaînerait le bras, il suffisait d’une poignée de soldats gagnés par l’argent ou la boisson, ou au besoin par la terreur, pour commencer, au premier mot de Soulouque ou de Vil-Lubin, une Saint-Barthélémy de mulâtres, devant laquelle le fatalisme africain n’eût trouvé que l’exclamation : Pauvés diabes (pauvres diables) ! Quant à prendre les devans de façon à utiliser cette neutralité contre Soulouque lui-même, qu’elle eût surpris et déconcerté, les mulâtres n’y osaient pas songer. Le favori Delva, qui passait pour parler à bon escient, avait dit aux employés : « Les gens de couleur ont oublié que le 16 avril 1848 a été leur Waterloo ; mais, s’ils bougent, je détournerai la tête, et ils seront tous massacrés ! » Surveillés et éparpillés comme ils étaient, ceux-ci auraient été égorgés isolément à la première tendance de concert. Pour comble d’anxiété, l’attente était aussi dangereuse que l’action. L’impératrice répétait en manière d’avis à ses bonnes amies des deux couleurs (nous traduisons) : « Les mulâtres et les mulâtresses devraient envoyer dire au général Geffrard de se tuer, car, si le général Geffrard attaque Port-au-Prince, ils seront tous massacrés, même les enfans. »

Quand, vers le milieu de la journée du 11, le canon d’alarme annonça que Geffrard se trouvait à une lieue et demie de la capitale, les bourgeois eurent donc un quart d’heure d’angoisse horrible, durant lequel ils se demandèrent si ce signal des grandes crises nationales n’annonçait pas aussi, comme en 1848, le commencement des massacres. Sa majesté se borna heureusement à faire une tournée en ville, et à son retour au palais, où les consuls l’attendaient en corps, elle donna à ceux-ci l’assurance que « l’ordre ne serait pas troublé. » En effet, un calme et une régularité sinistres président dès ce moment aux préliminaires de la tuerie projetée. Le 12 janvier, ordre du jour contre les embaucheurs de troupes, et, vu l’effrayante élasticité de ce mot dans un moment où tout homme valide est réputé soldat, les bourgeois en sont réduits à s’éviter les uns les autres, n’osant même pas, quand le hasard les rapproche, échanger un regard qui pourrait être surpris et interprété ; mais leur dissémination dans la ville et sur les lignes de défense aurait eu, au moment