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voulu, l’inconvénient de trop diviser la besogne ou de faciliter, les évasions, et dès le lendemain 13 le triage commence. Une publication invite d’une part les fonctionnaires, d’autre part les autres citoyens, c’est-à-dire les bourgeois non fonctionnaires, à se rendre, ceux-ci à la place, ceux-là à leurs bureaux. Tandis que les deux catégories de suspects sont parquées et gardées à vue à l’intérieur, les zinglins, qui continuaient de tromper Soulouque par leur empressement enthousiaste à accepter les nouvelles distributions d’argent que leur faisait sa majesté, les zinglins reçoivent mission de garder toutes les issues de la ville, de telle façon que le mulâtre du dedans et le mulâtre du dehors ne puissent se faire signe sans apercevoir entre eux le bourreau. Le 14 au soir, les barricades élevées à la hâte entre les lambeaux de fortifications qui entourent Port-au-Prince sont à peu près terminées, et le massacre (on l’a vérifié plus tard) est décidé pour le lendemain 15, dans l’après-midi. Il devait commencer par la prison. Qu’on ne se récrie pas. Persuadé qu’en tuant des bourgeois, il tuait à coup sûr des adhérens de Geffrard, Soulouque n’eût pas même compris, dans sa logique de sauvage, qu’on trouvât un côté douteux à cette boucherie humaine, aussi légitime et d’aussi bonne guerre à ses yeux que le fait de surprendre et de passer au fil de l’épée les avant-postes insurrectionnels. Qu’était-ce au fond qu’un massacre de bourgeois ? Une sortie à l’intérieur. Si Soulouque y comprenait cette fois les femmes et les enfans, c’était par pure prévoyance, sans plus d’animosité personnelle, mais aussi sans plus d’hésitation qu’on n’en met à détruire les munitions et à enclouer les canons dont l’ennemi pourrait plus tard se servir. Accoutumé d’ailleurs par les scènes de 1848 à voir la terreur se traduire autour de lui par la prostration la plus complète et jamais par l’emportement du désespoir, il comptait faire de cette tuerie deux coups, et spéculait contre les mulâtres de l’armée assiégeante sur l’éloignement instinctif du bétail pour l’abattoir. L’empereur s’endormit avec confiance sur ce beau rêve : au premier chant du coq, l’empire n’était plus.

Entre trois et quatre heures du matin, Soulouque fut éveillé en sursaut par les généraux de service au palais qui entraient dans sa chambre en disant à demi-voix : « L’empereur, tendez ! tendez (entendez) ! c’est les ennemis. » Il se souleva à demi, le coude sur l’oreiller, et écouta d’un air qui dénotait plus d’incrédulité que de surprise. Aux derniers éclats de la diane se mêlait un murmure confus où dominait tantôt isolément, tantôt comme par ondées, le cri strident des enfans et des femmes. « Ça ? c’est les prisonniers, » dit l’empereur après quelques secondes d’attention ; puis, d’un ton de contrariété : « Quelle heure est-il ? Bientôt quatre heures… Les imbéciles ! c’est