Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/563

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de le voir. Elle lui avait donc ouvert à deux battans les portes de son hôtel de la Grande-Rue-Verte.

Cette intimité, qui avait rendu la vie à Berthe, ne devait point être de longue durée ; un retour violent de Julie, que des propos de salon instruisirent des assiduités de son mari chez M. Des Tournels avant qu’il l’eût épousée, et qui déclara un matin, avec un accent âpre dont elle n’était pas économe, qu’elle ne voulait pas plus longtemps se prêter à ce jeu de dupe, puis enfin une catastrophe brisèrent Berthe comme un fil tranché par le couteau.

Un soir M. Claverond entra chez sa femme le visage décomposé ; son aspect avait quelque chose de si effrayant qu’elle se leva. — Je suis ruiné ! dit-il avant qu’elle eût ouvert la bouche pour l’interroger. La première crainte de Berthe avait été pour ses enfans ; rassurée de ce côté, elle insista doucement, mais avec autorité, pour savoir tous les détails de ce malheur dont elle voulait mesurer l’étendue. M. Claverond lui apprit alors qu’un certain vicomte dont il avait fait la connaissance aux courses et qui se mêlait d’affaires lui avait emprunté une forte somme qu’il n’avait pas pu rembourser à l’échéance ; pour sauver cette première somme, Félix en avait prêté d’autres dont le chiffre allait toujours en grossissant. Sous prétexte de chercher des ressources en Angleterre, le vicomte avait disparu, les traites qu’il devait envoyer pour faire face à un paiement considérable n’étaient pas arrivées, et la maison de banque Félix Claverond et Cie n’avait plus qu’à convoquer ses créanciers. Le chiffre du passif était tel qu’en réunissant toutes ses ressources, Félix ne parviendrait pas à le combler. De l’interrogatoire qu’elle lui fit subir, et auquel M. Claverond se prêta avec l’accablement d’un homme vaincu, il résulta pour Berthe la conviction que son mari avait été la dupe d’un fripon qui l’avait adroitement caressé dans sa vanité, et que ses affaires avaient été conduites avec autant de désordre que d’incapacité. Pour la première fois et après un entretien de deux heures, elle vit face à face l’incapacité réelle de l’homme à qui sa vie était liée ; pour la première fois aussi, elle se reprocha amèrement de ne l’avoir pas étudié. Ce travail que la jeune fille, et jusqu’à un certain degré l’épouse, pouvait négliger, n’était-il pas le devoir de la mère ? Qu’elle ne s’en fût pas préoccupée alors qu’il s’agissait d’elle seulement, cela se concevait, elle n’attendait plus rien de la vie ; mais comment ne s’était-elle pas appliquée à se rendre maîtresse de Félix dans la rigoureuse acception du mot, et pour le bonheur de ses enfans ? C’est ce qu’elle se demandait avec douleur. Sa conscience, réveillée en sursaut, lui adressait de vifs reproches. Elle força son mari à se démasquer. Ce vernis brillant qui trompait tant de monde, cette assurance qui se montrait pleine d’audace dans les occasions faciles de