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plus loin qu’ils la voyaient. Les vieilles bonnes femmes du village étaient convaincues que ce n’était pas là l’enfant terrible qu’elles avaient connue errant autrefois dans la campagne, hardie, bruyante et capable de tenir tête, le cas échéant, aux garçons les plus tapageurs de l’endroit. On l’appelait dans le pays la dame de la Marelle. Les jours de fête, quand elle passait sur le mail, suivie de ses enfans et tenant son livre de messe à la main, tous les jeux cessaient ; on aurait entendu tomber une feuille. Bien qu’elle eût été riche et qu’elle le fût encore comparativement, on ne la détestait pas. Le sentiment qu’elle inspirait était un grand respect ; la sympathie ne venait qu’après.

Lucile, toujours brillante, enjouée, heureuse et fêtée, abandonnait souvent Paris pour rejoindre sa sœur. — Bon Dieu ! que tu es heureuse dans ton ermitage ! disait-elle… Là-bas je m’amuse tant que ça m’ennuie. Elle pensait encore à faire construire un chalet où l’on vivrait comme à Trianon. Dans un des voyages qu’elle faisait fréquemment à la Marelle, la conversation tomba sur la saison que les deux sœurs avaient passée à Dieppe. Lucile se frappa le front. — À propos, dit-elle, te souviens-tu d’une petite femme brune qui aurait été jolie si elle n’avait eu les yeux trop petits et la bouche trop grande ?… Sa conversation faisait penser au miel, tant elle était doucereuse ; elle avait la manie des fleurs aquatiques, et en avait toujours quelqu’une dans ses cheveux les soirs de bal… Y es-tu ? — Non, répondit Berthe, qui changea de place et se mit à contre-jour.

— C’est étonnant ! je m’en souviens comme si elle était devant moi… Attends donc que je cherche son nom… Elle était mariée, ce me semble, à un de nos grands amis d’autrefois.

— Serait-ce par hasard Mme d’Auberive ? fit Berthe avec effort.

— Justement. Eh bien ! Mme d’Auberive est morte le mois dernier. Elle a été emportée par une fluxion de poitrine qui l’a saisie un soir à la sortie d’un bal. On ne sait pas comme c’est dangereux le monde ! Quand on va danser, c’est comme si on allait au feu. J’aurai pour cet hiver un grand manteau doublé de chinchilla.

Mme Claverond avait la tête tournée du côté de la fenêtre. — Et M. d’Auberive ? reprit-elle. Sa voix expira après ces trois mots.

— Il paraît que sa femme l’a ruiné ou à peu près. Il n’a jamais été bien ordonné, ce pauvre ami. Madame donnait des bals, elle voyait un monde singulier où l’on rencontrait des artistes. C’était amusant, une fois en passant. Il avait toujours l’air triste et la physionomie de quelqu’un qui n’est pas chez lui. Mme d’Auberive lui laisse un fils.

— Un fils ! répéta Berthe.