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— Oui, un petit bonhomme qui s’appelle Francis comme le père ; il doit avoir trois ou quatre ans. Je l’ai vu une fois ;… il est très gentil.

La conversation en resta là. Cinq minutes après, Lucile ne pensait plus à M. d’Auberive et à son enfant. Berthe au contraire ne voyait qu’eux en esprit. Cette mort soudaine était une révolution dans l’existence de Francis. Qu’allait-il faire à présent qu’il était libre ? Pourquoi ne l’avait-il pas informée de cet événement ? Pourquoi n’était-il pas allé à Grandval, si voisin de la Marelle ? Cette amitié à laquelle il semblait attacher un si grand prix n’était-elle plus rien pour lui ? ou bien fallait-il voir dans ce silence la preuve qu’un malheur irréparable, une ruine plus complète l’avait atteint ? Elle avait bien la ressource de prier Lucile d’écrire à Paris pour avoir quelques renseignemens exacts ; mais si sa sœur la questionnait, que répondre ? — Encore une pelletée de terre dans la fosse ! murmura-t-elle en enfonçant cette préoccupation nouvelle au plus profond de son cœur.

Son inquiétude augmenta lorsqu’elle apprit de la bouche même de M. Lecerf, qui continuait de plus fort à marier et à enterrer tout le canton, que le domaine de Grandval venait d’être vendu à un capitaliste de Paris qu’il avait rencontré la veille parcourant les plaines et les bois. — Si notre gentilhomme m’avait chargé de la vente, j’en aurais tiré meilleur parti, dit-il, bien que la terre fût pour la seconde fois grevée de lourdes hypothèques ; mais notre ex-voisin était sans doute pressé d’argent, et il a cédé l’immeuble à quelque brasseur d’affaires pourvu d’espèces sonnantes. Tout a été bâclé en une couple d’heures. À présent que M. d’Auberive n’a plus de racine au sol, c’est un homme à la mer. Un pareil fou ne méritait pas d’hériter.

Berthe ne vécut pas durant la semaine qui suivit cette révélation. Cet oubli que M. d’Auberive faisait d’elle dans une pareille détresse était voisin de l’ingratitude. N’avait-elle donc pas quelque droit à sa tristesse, à son isolement ? La croyait-il si faible qu’elle ne pût supporter le poids d’un malheur dont elle voulait sa part ? Se pouvait-il qu’il l’eût si mal comprise ?

Sur ces entrefaites, un matin, et tandis que Lucile était encore à la Marelle, une espèce de valet parut au château, tenant par la main un petit garçon vêtu de deuil. Il avait, disait-il, une lettre urgente à remettre à Mme Félix Claverond. On l’introduisit. À la vue de l’enfant, Berthe trembla de tous ses membres. — Vous venez de la part de M. d’Auberive ? dit-elle au valet.

— Oui, madame, répondit cet homme tout étonné.

— Et voilà son fils ? reprit-elle.