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assez, ce semble, pour qu’on accueille ses observations et ses souvenirs avec une attention reconnaissante. Miss ou mistress Mabel Sharman Crawford, car ce livre est évidemment d’une femme, aime les Italiens de cet amour qui châtie : si elle leur souhaite à tous de vivre sous le régime des lois et des institutions libres, elle ne les en croit pas très dignes. Toutefois, avant qu’il fût question d’un réveil de l’Italie, elle prévoyait que la Toscane n’y resterait pas insensible; elle condamnait avec raison la politique maladroite de ce grand-duc qui rendait l’un des plus doux gouvernemens de l’Italie odieux à son peuple par ses vues étroites, par sa facilité à promettre et son obstination à ne point tenir. Elle a le tort seulement en ces matières de ne pas se montrer toujours assez défiante. Sur quel fondement par exemple affirme-t-elle qu’un grand nombre des chefs du parti libéral ont renié leurs opinions en 1849, quand il est avéré au contraire que, depuis lors, les uns ont vécu dans la retraite et les autres dans l’exil, et que le seul personnage qui ne puisse entièrement repousser cette accusation se voit aujourd’hui si oublié que, même en ces derniers jours d’espérances populaires, on n’a pas une seule fois prononcé son nom? Cette injustice devait être relevée, et si l’on cherchait dans cet ouvrage autre chose que des détails intéressans sur les Italiens, peut-être faudrait-il faire appel sur plus d’un point aux sévérités de la critique. Ainsi Mme Crawford ignore l’art de composer un livre, elle parle dans le plus grand désordre des choses qui touchent à son sujet et de celles qui s’en écartent; mais oublions ces graves imperfections pour suivre l’auteur dans la partie vivante de ses souvenirs : on trouverait d’autant plus de profit à cette étude que les remarques de Mme Crawford sur les Toscans peuvent le plus souvent s’appliquer avec une entière justesse aux autres Italiens. Or le moment semble venu de dire aux Italiens avec franchise ce que pensent d’eux, de leurs institutions et de leurs mœurs, les étrangers qui les ont vus de près. S’ils ont des défauts qui tiennent à leur naturel, et qu’ils ne sauraient corriger, il est bon de les faire connaître à ceux qui ne les soupçonnent pas, de les rappeler à ceux qui en ont conscience, afin qu’ils rachètent d’un côté ce qu’ils perdent de l’autre. Dans tous les cas, il y a certains défauts plus accidentels, qui tiennent surtout à leurs institutions politiques, sociales et religieuses, et ceux-là peuvent et doivent disparaître.

Le peuple anglais étant un peuple de citoyens, ce sont des citoyens que Mme Crawford cherche d’abord en Italie, et elle exprime vivement le regret de n’en pas trouver. La raison en est, dit-elle, que leur vie se partage entre l’amour, la musique et la poésie, c’est-à-dire qu’elle est la vie frivole par excellence. Les jeunes gens ne savent pas se rendre indépendans par le travail. Ont-ils un père riche, ils s’accommodent facilement d’une servitude dorée; ils attendent avec impatience le trimestre d’une pension qui peut leur être refusée, et ils ne se demandent pas même à quel saint ils se voueraient si ce malheur venait un jour à les frapper. C’est pour eux comme un point d’honneur, comme la marque d’une grande naissance ou d’un rang élevé, que de s’endormir dans une constante oisiveté. « Gagner sa vie, » cette nécessité si morale qu’exprime un mot si cruel, est pour les Italiens qui s’y voient réduits un signe d’infériorité sociale. Dans les hautes et les moyennes classes, les oisifs se comptent par dizaines, les travailleurs par unités. De là