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cet abaissement de quiconque ne peut, comme on dit chez nous, vivre de ses rentes; de là ce manque absolu de dignité dans le commerce, qui se réduit pour Mme Crawford à l’absence du fixed price si cher aux Anglais, mais dont il y a bien d’autres symptômes. Si l’habitude de marchander, encore trop répandue en France, a pour premier résultat de faire de l’acheteur pour le marchand une dupe et du marchand pour l’acheteur un fripon, cet usage devient, par l’exagération, bien plus avilissant et plus funeste en Italie, puisqu’après avoir demandé trois, quatre, dix fois la valeur d’un objet, on finit presque toujours par se rendre au prix de l’acheteur avec un ignominieux quanto vuol dar mi? (combien voulez-vous donner?) pour transition.

Une autre marque de la frivolité italienne suivant Mme Crawford, c’est qu’on ne sait point, dans ce pays, mettre le prix aux choses. Ici il ne s’agit plus de commerce sans doute, mais encore d’appréciation. L’objet est différent, l’effet est le même. Ainsi les Italiens, en général, n’ont pas moins d’enthousiasme pour un danseur célèbre que pour un grand politique : l’un et l’autre font la gloire de leur pays. Si extraordinaire que ce travers puisse paraître, l’accusation n’est pas sans fondement. Il n’y a pas bien longtemps qu’un Italien illustre, dans une conversation sur l’Italie, nous faisait remarquer le grand rôle qu’elle joue dans le monde. C’était l’époque où M. de Cavour posait avec tant d’éclat la question italienne dans le congrès de Paris, tandis que Mme Ristori et Mme Alboni, Mme Rosati et Mme Ferraris, faisaient grand bruit à la salle Ventadour et à l’Opéra. « Voyez, nous disait le grand exilé, l’Italie partout, l’Italie toujours! » Il s’oubliait, hélas! lui-même, et ne songeait pas que ses nombreux amis, ceux qui ne l’avaient jamais vu comme ceux à qui il donnait sa main loyale, se demandaient chaque jour avec anxiété si la science était parvenue à arrêter la maladie qui devait si tôt l’enlever!

Ainsi le mal est réel. Quelle en peut être la cause? Mme Crawford fait sagement de ne point la voir dans le climat. Le climat d’abord était à peu près le même aux temps de l’ancienne Rome et des républiques italiennes; ensuite, méritât-il de devenir le bouc émissaire, ce serait juste tout au plus pour les Napolitains et les Siciliens. On oublie trop en vérité que Milan et Venise, situées au pied des Alpes, mais à une assez grande distance pour n’en être pas protégées contre les vents qui dévastent les hautes cimes, sont à la même latitude que Grenoble, dont la réputation, par rapport au climat, n’est pas des meilleures, et que l’aimable Florence elle-même est plus au nord que notre Montpellier, où l’on gèle aussi bien qu’à Paris, quoique plus sèchement. La Toscane n’a même pas cet avantage d’un froid sec et par conséquent sain; le ciel s’y couvre plus souvent qu’on ne le voudrait, les nuages y crèvent avec une prodigalité quelquefois inutile : peu s’en faut que Mme Crawford ne proclame qu’il n’y a ni plus de pluie ni plus de brouillards sur les bords de la Tamise. On peut savoir aujourd’hui ce que nos soldats pensent à ce sujet de la Lombardie et de Rome. Admettons, pour échapper à toute exagération, qu’une différence existe en faveur de l’Italie : n’est-elle pas plus que compensée par l’inhabileté des habitans à se préserver du froid? Mme Crawford raconte assez plaisamment qu’ayant demandé un jour au propriétaire d’une maison meublée si les cheminées fumaient dans les appartemens qu’il offrait de louer, cet homme naïf lui ré-