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pondit d’un air ébahi : « Certainement elles fument! » du ton dont il aurait dit : « Certainement le feu brûle, certainement l’eau mouille! » Il est, après tout, fort heureux que le climat entre pour une faible part dans la mollesse et la frivolité des Italiens, puisqu’une pareille cause ne laisserait aucun espoir de transformation morale. De toute autre difficulté, quelle qu’elle soit, on aura moins de peine à triompher. La seule que signale Mme Crawford, c’est, — qu’on ne s’étonne pas trop, — le bas prix des choses les plus nécessaires à la vie. Quand il y faut si peu d’argent, quand les objets ailleurs les plus chers s’y vendent pour des sommes qui font rire un Anglais, qu’y a-t-il de surprenant que des hommes qui ne sentent ni l’aiguillon de la faim, ni les entraînemens d’une lutte nécessaire, ne travaillent qu’à leur corps défendant? Où manque la souffrance physique, il semble que l’ambition devrait suffire; malheureusement elle n’est pas à la portée de toutes les intelligences, et elle est à peu près interdite aux Italiens. Sous des gouvernemens peu populaires et généralement économes, les uns se tiennent à l’écart par dignité et par respect d’eux-mêmes, les autres parce qu’on n’a pas besoin d’eux. La tentation est donc grande de vivre légèrement et de ne s’occuper que d’objets frivoles, et si la faute en est, pour une part, à ceux qui y cèdent. Mme Crawford peut dire sans injustice que les vrais coupables sont les gouvernemens. Quand, pour une cause quelconque, les peuples s’abaissent, il est fort difficile qu’ils se relèvent, si on ne leur tend une main secourable. Et cette main, qui peut la leur tendre, sinon les hommes qu’ils ont chargés ou qu’on a chargés de les conduire? Si les Italiens doutent trop d’eux-mêmes, il n’en serait que plus nécessaire de leur rendre le courage, de ne pas accueillir avec trop de complaisance les aveux de leur découragement. Une personne attachée aux idées libérales, remarque Mme Crawford, lui disait un jour : « Siamo troppo cattivi per le libere istituzioni (nous sommes trop corrompus pour les institutions libres). » Ainsi ces institutions, qui ont pour effet principal de rendre l’homme meilleur en lui donnant le sentiment de sa dignité et de ses droits, ne seraient possibles qu’avec un peuple parfait! Mme Crawford peut le croire, ce n’était pas un vrai libéral qui tenait ce propos, mais un de ces égoïstes qui s’accommodent trop bien du statu quo pour écouter la voix de la raison, et dont parle le poète :

... Video meliora proboque,
Deteriora sequor...

Au reste, s’il y a des erreurs dans l’analyse des causes, on trouverait sans peine de l’exagération dans l’exposé des effets. Pour ne parler que de la Toscane, il semble qu’on n’y devrait trouver que des frivolités de tout âge; mais quiconque a vécu dans ce beau pays peut-il oublier ces réunions multipliées d’hommes sérieux que fréquente avec empressement la jeunesse, où les lettres, les sciences, la politique, sont sans cesse à l’ordre du jour, où le goût de l’étude se propage avec tant de succès et de rapidité, qu’une vente de livres devient un événement[1]? Faute d’observer d’assez près ce

  1. Quel étranger, par exemple, n’a vu s’ouvrir devant lui la maison de M. Vieusseux, de ce respectable vieillard qui, sans être Italien, et dans sa modeste condition de libraire, a su, depuis tant d’années, grouper autour de lui toutes les forces vives du pays, les jeunes gens qui en sont l’avenir et les hommes d’élite qui en sont déjà l’honneur?