Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/23

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce ne soit une folie du jeune homme, une sottise de la demoiselle. Est-elle d’assez bonne maison pour épouser un de La Roche ? Le père a-t-il réellement la fortune qu’on lui prête ?

Ma pauvre mère, obsédée de ces questions indiscrètes et un peu impérieuses de la part de certaines tantes collet-monté, m’attendait avec impatience et me vit arriver avec joie. — Le voilà ! dit-elle ; il va résoudre tous les doutes.

Je me croyais déjà marié, puisque je me voyais aimé d’une fille de cœur et de parole. Après avoir annoncé l’amélioration de la santé de M. Butler, je répondis aux questions relatives à sa fille : que j’aimais la fille et le père de toute mon âme, et que, ma mère m’ayant poussé aux premières démarches, je n’avais pas à m’expliquer sur d’autres convenances que sur celles du cœur et de l’honneur. Je tins seulement à ne pas laisser croire qu’une grande fortune m’eût alléché. Je rendis compte en deux mots de la situation de la famille, et ma mère se chargea d’affirmer qu’elle avait consacré six mois à prendre des informations sur l’honorabilité de M. Butler avant de me confier son projet. Les renseignemens étaient parfaits. M. Butler appartenait à la classe moyenne, il n’y avait pas l’ombre d’une tache sur son nom ; au contraire il était estimé comme le plus généreux et le plus désintéressé des savans.

Il n’y avait rien à répliquer, bien que la satisfaction ne fût pas générale. Mes tantes trouvaient qu’il n’y avait point assez de naissance pour tant de fortune. Un grand-oncle, chanoine sécularisé, encore plus avare que pauvre, me dit à l’oreille qu’il n’y avait pas assez de fortune pour si peu de naissance.

Cette journée m’attrista. Il me tardait de me retrouver seul avec ma mère. Quand je lui eus raconté tous les incidens de la maladie de M. Butler et ceux de mon rapide tête-à-tête avec Love, elle m’attrista encore plus en ne partageant pas ma confiance.

— Je suis fâchée, me dit-elle, que vous ayez annoncé officiellement ce mariage. Il n’est pas fait. Je ne me tourmentais pas de voir un père désireux de ne pas quitter sa fille ; je crains les exigences bien naturelles, mais peut-être excessives un jour, de cette fille, qui ne veut pas et qui ne pourra peut-être pas quitter son père. Quand vous vous êtes engagé, avez-vous fait au moins la réserve de rester en France, si bon vous semblait ?

Je n’y avais pas songé, et j’en fis l’aveu. Ma mère baissa les yeux. Elle était blessée et affligée de mon imprudence, mais elle ne dit pas un mot, et, comme de coutume, je me sentis livré à moi-même. Je n’osai pas lui parler de la froideur du jeune Butler ; mais l’effroi me revint au cœur, et avec l’effroi toutes les angoisses, toutes les ardeurs d’une passion contrariée.