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IX.

Je sentais aussi une sorte de remords d’avoir compromis Love par trop de dévouement. J’avais eu beau prendre, pour aller chez elle, tous les chemins détournés à moi connus, être libéral sans affectation avec les valets de sa maison, rentrer chez moi à la nuit et ne plus jamais passer par la ville : on m’avait rencontré dans des endroits impossibles, les domestiques avaient parlé, et au moment où ma famille s’était émue, quelques officieux se préparaient de leur côté à avertir M. Butler de l’imprudence de ma conduite et de la sienne propre.

En attendant que le malade fût assez hors de danger pour entendre des choses désagréables, on s’agitait autour de M. Louandre. Mes concurrens éconduits, mes rivaux en expectative et surtout les oisifs de province, qui glosent pour le plaisir de gloser, assassinaient de questions le pauvre notaire, et lui donnaient à entendre les choses les plus infâmes. Les plus charitables voulaient bien admettre que je n’avais pas cherché à séduire une enfant auprès du lit où son père se débattait entre la vie et la mort ; mais ils disaient en souriant que je n’avais été ni timide ni malavisé de m’emparer du rôle de garde-malade pour me rendre maître de la situation, c’est-à-dire de l’honneur et de la dot. M. Louandre, confident des affaires de M. Butler, ne pouvait crier sur les toits ce qu’il m’avait confié de l’avenir de ses enfans. Love passait pour une riche héritière, et moi pour un âpre et adroit ambitieux.

Ainsi tout ce qui m’avait averti et effrayé dès le premier jour se levait déjà pour m’accabler. Il est vrai que j’avais maintenant dans l’âme toutes les forces de l’amour pour me préserver de la mauvaise honte et mépriser la malveillance ; mais, si cet amour n’était pas partagé, il me faudrait donc rester avec ma douleur sous le coup d’une humiliation sans dédommagement !

Telles furent les clartés importunes qui se montrèrent, lorsque, deux jours après mon départ de Bellevue, j’y retournai avec une amère impatience. Je trouvai M. Louandre seul au salon, attendant qu’on eût attelé son cheval.

— Vous avez été un peu vite, me dit l’excellent notaire. Le malade est sauvé, vos soins y ont contribué certainement ; sa fille et lui-même le disent et vous bénissent. Tous trois cependant vous êtes blâmés par les sots qui vous envient. Peu importe, si vous réussissez ; mais il faut réussir promptement et officiellement. Vos parens vont déjà disant partout que c’est une affaire faite, et que vous l’annoncez. Je venais donc ici avec la certitude que M. Butler me l’an-