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ne pouvait lui prédire que des succès. Un beau matin, ce rêve doré se dissipa, et la foudre sillonna ce ciel où pas un nuage n’avait encore paru. Le jeune étudiant apprit tout à coup par une lettre de sa mère, qui le rappelait instamment auprès d’elle, ce dont il se doutait vaguement depuis seulement quelques semaines : c’est qu’Edmund Kean était ruiné, sa popularité détruite, sa santé compromise, et que, sans plus de délai, sans achever ses cours, lui, le fils du comédien insolvable, il allait être appelé à la vie pratique, au travail lucratif, à se suffire enfin, et à ne plus compter que sur lui-même.

À Londres, où il se rendit aussitôt, sa situation lui fut encore plus complètement révélée. On avait arrangé son avenir. Un membre du parlement, M. Calcraft, protecteur resté fidèle, offrait de lui procurer un brevet de cadet dans les troupes de la compagnie des Indes. Edmund Kean avait accepté avec empressement pour son fils cette chance de salut. Il lui enjoignait de se préparer à quitter l’Angleterre sans retard. D’un autre côté, mistress Kean, séparée de son mari depuis deux ou trois ans déjà, et qui à bon droit, ce nous semble, comptait fort peu sur sa protection, demandait à son fils de ne pas mettre entre elle et lui l’infranchissable Océan. Usée par les chagrins de son âge mûr autant que par la misère de sa jeunesse, beauté flétrie, cœur malade, victime d’infirmités précoces, à peu près incurables, qui la clouaient habituellement dans son lit, qu’allait-elle devenir ?… Il y avait là un appel irrésistible. Et que faire cependant ?… N’écoutant que son intérêt, Charles Kean n’eût point hésité. La route où on le poussait mène quelquefois à la gloire, souvent à la fortune. Gloire et fortune à part, elle le laissait dans la sphère où son éducation l’avait conduit, et lui assurait tout le bénéfice moral des relations qu’il y avait formées ; mais de tous les devoirs, le plus sacré ne devait pas le trouver sourd à sa voix. Il prit donc immédiatement son parti, et sollicita de son père une entrevue qui lui fut tout aussitôt accordée. Edmund Kean, le millionnaire d’hier, vivait maintenant dans un humble hôtel meublé[1]. Il y vivait au jour le jour, gagnant encore d’assez fortes sommes chaque fois qu’il était en état de remonter sur la scène, mais sous le coup d’infirmités toujours croissantes, qui d’un jour à l’autre pouvaient le priver de cette unique et suprême ressource. Il se déclarait prêt à défrayer son fils des dépenses indispensables à son équipement militaire, après quoi il ne fallait plus rien attendre de lui ; ce sacrifice serait véritablement le dernier. Charles, à son tour, protesta qu’il acceptait, et de grand cœur, avec toutes les conséquences qui pouvaient

  1. Les Hummums, près de Covent-Garden. Une singulière tradition, une histoire de spectre se rattache au nom de ce très ancien établissement.