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et de crédits mobiliers, dans l’année même où l’Europe, ébranlée par un coup de tonnerre imprévu, n’a oublié un instant ses préoccupations industrielles que pour se hâter, inquiète, déconcertée, frémissante., de fourbir ses armes, qui eût dit que quarante millions d’hommes se réuniraient le même jour dans la même pensée et le même acte, et que cette pensée serait la glorification d’une mémoire poétique, que cet acte serait la célébration d’un jubilé littéraire ? Car il ne s’agit point ici d’une simple fête de lettrés, d’une solennité académique : l’âme d’un peuple entier est touchée et se répand dans ces rassemblemens et ces processions aux flambeaux qui remplissent du bruit et de l’éclat de leurs patriotiques émotions les cités germaniques. Ah ! il serait doux de croire qu’il existe au moins un peuple en Europe qui dans toutes ses classes professe le culte de la gloire honnête, pure, intellectuelle, vraiment humaine, qui s’attache aux triomphes de la pensée, du cœur et de l’art. Il y a en vérité assez longtemps que les misérables multitudes vouent une stupide idolâtrie aux représentans de la force et resserrent elles-mêmes le joug qui les dégrade en divinisant leurs tyrans. Souverains, ministres, généraux, subissant cette fois, bon gré, mal gré, l’empire de l’opinion unanime, viennent de se joindre à la glorification du poète : étrange grimace, car jamais prince, empereur ou général, jamais homme de carnage, de duplicité et d’oppression n’a reçu en Allemagne un hommage semblable à celui qui vient d’être décerné au pauvre, à l’honnête, au brave Schiller ! Certes, si un poète a mérité d’accomplir un tel miracle par la puissance du souvenir et de mettre un jour dans le cœur de sa patrie tant de joie, de reconnaissance et d’orgueil, c’est bien Schiller : c’est cette âme stoïque et ardente qui n’a jamais trafiqué de l’inspiration, qui n’a jamais consenti à laisser dégrader l’art en un lâche et vil épicurisme, qui a toujours cru et a prouvé tant de fois que les plus beaux accens de la parole humaine sont ceux que lui communique la passion de la justice et de la liberté. Même hors d’Allemagne, on peut comprendre que Schiller ait été l’objet de ce grand acte de dévotion populaire. Il existe encore en France, qu’on veuille bien le croire, une génération qui n’a point renié les nobles traditions que rappelle de l’autre côté du Rhin l’évocation du nom de Schiller. Schiller a été un de ces grands contemporains de la révolution française parmi lesquels notre réveil libéral répandit tour à tour tant d’espérances, d’angoisses et de cruelles déceptions. Ces grands hommes étaient fils de notre révolution, car ils l’aimèrent, ils furent fiers d’elle, ils souffrirent en elle et pour elle, et maudirent avec les meilleurs d’entre nous ceux qui la souillèrent et la pervertirent. Schiller, dans cette grande patrie des aspirations et des espérances libérales qui recrute parmi tous les peuples l’élite des esprits et des âmes, fut un des nôtres, et nous aussi nous avons le droit de nous associer aux témoignages prodigués par son pays à sa mémoire.

Mais ne nous faisons pas d’illusion : ce n’est point au grand poète que s’adresse exclusivement la manifestation que l’Allemagne vient d’accomplir. Le génie et les vertus de Schiller l’ont désigné à la reconnaissance enthousiaste de ses concitoyens, mais ils n’ont point été la cause unique des manifestations actuelles. L’anniversaire de la naissance de Schiller a été une occasion pour l’Allemagne de retrouver et d’exprimer, ne fût-ce que pour un moment fugitif, son unité morale. Les souvenirs ni les noms de politique et de guerre