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moustiques. De temps en temps je ramassais quelques-uns de ces fruits verts dont le parfum est si délicieux, et qui pourtant donnent la mort à celui qui s’en nourrit : image trop fidèle de la perfide et enchanteresse nature des tropiques.

Après avoir longtemps erré dans le bois, je revins près des trois dormeurs, qui ronflaient à l’envi, et j’étudiai tout à l’aise leurs figures. Je dois avouer que ces hommes me causaient une certaine frayeur, et je n’attendais pas sans appréhension la nuit que j’aurais à passer dans leur compagnie, au milieu d’une lagune déserte ou les cris d’un homme assassiné n’auraient trouvé d’autre écho que les hurlemens des singes aluates. Le patron de la barque était un vieux noir à la figure ridée, aux petits yeux ironiques, à la bouche contractée par un rire faux ; il m’avait semblé pendant toute la matinée qu’il me regardait de l’air triomphant d’un oiseau de proie qui tient un roitelet dans ses serres. Des deux rameurs, le plus âgé avait la figure d’un gris-bleu, couleur indiquant un mélange confus de diverses races ; son front, ses joues étaient rayés de longues cicatrices bordées de blanc, produites sans doute par des coups de machete reçus dans quelque rixe. Pendant qu’il ramait, ses yeux féroces s’étaient souvent fixés sur moi, une fois même je l’avais surpris examinant la serrure de ma malle et en secouant le cadenas. Le troisième, jeune Indien à la taille courte et ramassée, aux jarrets musculeux, au teint rouge, à la figure joufflue, me paraissait moins redoutable que les autres ; il avait même dans le regard une certaine expression de douceur : aussi pris-je la résolution d’en faire mon ami, pour qu’il pût au besoin me défendre contre mes deux autres compagnons. Dès que la sieste fut terminée et que les trois rameurs, après s’être suffisamment étiré les bras, se furent assis dans le bonguito, j’engageai conversation avec l’Indien. Il parut très flatté de mes égards pour lui, et dix minutes ne s’étaient pas écoulées qu’il me racontait son histoire, et m’avouait naïvement avoir fait deux années de travaux forcés à Carthagène pour cause de vol avec effraction. Cette révélation inattendue était peu faite pour me rassurer, mais je n’eus qu’à jeter un regard sur le patron et l’autre rameur pour me convaincre qu’en pareille compagnie je n’avais pas le droit de me montrer difficile. Je continuai donc à converser avec mon nouvel ami, lui donnant sur la France et l’Angleterre des renseignemens qu’il écouta bouche béante et avec une respectueuse admiration. Enfin je lui fis part de mes plans. Je lui dis que j’allais me livrer à l’agriculture dans quelque vallée de la Sierra-Nevada, aux environs de Sainte-Marthe. « Soy pràtico de la sierra, je connais bien la montagne, et je vous conduirai partout ! s’écria-t-il avec joie. Quand vous passerez à Bonda, demandez Zamba Simonguama,