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et vous verrez si les Indiens ne savent pas donner l’hospitalité comme les Espagnols ! » Je n’avais plus rien à craindre : devenu l’hôte de Zamba, je pouvais être sûr qu’au besoin il me défendrait jusqu’à la mort.

Aux dernières lueurs du crépuscule, le bonguito jetait l’ancre dans l’eau noire du lac de Cuatro-Horcas, ou Quatre-Fourches, ainsi nommé à cause de quatre caños qui viennent y aboutir. Sous prétexte de faire mes arrangemens pour le sommeil de la nuit, je disposai mes effets en travers du bateau de manière à avoir les serrures tournées vers moi, puis je dis à l’Indien de venir s’étendre à mon côté, et je plaçai une lourde rame à la portée de ma main. La lune et la lumière zodiacale brillaient avec une rare intensité et me permettaient de distinguer les moindres mouvemens de mes compagnons. La brise du soir soufflait avec violence et retenait dans les roseaux les moustiques, qui volent ordinairement par myriades sur toutes les étendues d’eau dormante ; il ne me fut donc pas difficile de rester la tête découverte et les yeux fixés vers l’autre extrémité du bateau. Les hurlemens des singes aluates me tinrent éveillé à tous les instans de la nuit, qui d’ailleurs se passa sans encombre.

La nature prenait graduellement un caractère plus grandiose, grâce à la magnifique végétation qui ombrage les bords des caños. Les racines des mangliers, arc-boutées l’une sur l’autre, se rejoignent à cinq ou six mètres au-dessus de la surface de l’eau et forment ainsi de gigantesques trépieds sur lesquels se dressent les troncs lisses comme des mâts de navire. À travers le fouillis de ces innombrables racines aériennes des mangliers apparaissent d’autres arbres croissant dans un sol moins spongieux que celui de la rive. C’est là cette immense et redoutable forêt qui remplit une grande partie du bassin du Magdalena, et se prolonge sans interruption, à plus de cent lieues au sud, jusqu’au pied des hauteurs d’Ocaña. Cette forêt a été traversée dans tous les sens par les conquérans espagnols. Aussi combien d’entre eux furent dévorés par les crocodiles et les jaguars ! combien noyés dans les marais ! combien tués par la fièvre, plus terrible que les flèches empoisonnées des Indiens Cocinas !

Je me souviens d’une halte que nous fîmes sur la péninsule de Salamanca, à l’entrée de la Cienega[1] de Sainte-Marthe, lagune parsemée d’îlots et couvrant une superficie de plus de 800 kilomètres carrés. À l’est se dressent les escarpemens de la Sierra-Nevada comme un formidable rempart appuyé sur d’énormes contreforts ; de tous les autres côtés s’étendent de vastes forêts croissant dans un sol d’alluvions apportées par le Rio-Magdalena. La péninsule

  1. Cienega, marais, de cieno, fange.