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la haute antiquité, il faudrait que la souffrance disparût de la terre. C’est assez dire qu’il compte parmi les livres éternels.

L’auteur est complètement inconnu, et ceux qui craignent que la valeur des livres antiques ne dépende de l’authenticité que la tradition leur assigne peuvent se convaincre que des livres tenus pour anonymes par tout le monde n’y perdent absolument rien de leur mérite intrinsèque. Quel malheur si, par exemple, la tradition avait consacré l’inacceptable hypothèse qui a désigné Moïse comme l’auteur possible de ce beau livre ! On aurait cru le respect de la Bible intéressé au maintien de cette assertion. On eût accusé les critiques révoltés par l’absurdité d’une pareille thèse de « déchirer » sans vergogne les plus belles pages de l’Ancien Testament. Heureusement nous sommes d’avance émancipés de la servitude, nous pouvons prêter l’oreille à cette voix sonore, au timbre plein d’ampleur et de puissance qui vient nous trouver du fond du vieil Orient, sans qu’il soit nécessaire de savoir auparavant le nom du chantre inspiré. Nous pouvons surtout écouter le critique qui nous introduit sous cette tente hospitalière, et, sans nous arrêter au livre lui-même, parler des procédés nouveaux d’interprétation et de critique qui lui sont aujourd’hui appliqués. C’est l’introduction plutôt que la traduction même qui va nous occuper[1].

L’étude sur l’âge et le caractère du livre de Job, qui précède la traduction de M. Renan, réclame une attention toute particulière. Après avoir mûrement pesé les indices qui peuvent fixer le jugement de la critique sur la date approximative de ce beau poème, il s’est décidé pour l’opinion qui compte aujourd’hui dans la science le plus grand nombre de partisans, et qui fait dater ce livre du VIIIe siècle avant notre ère, lorsque durait encore l’école, philosophique presqu’autant que religieuse, dont la sagesse gnomique de Salomon paraît avoir été le point de départ. Ainsi s’expliqueraient certains passages d’Isaïe, lequel florissait Vers 750, qui présentent une grande analogie avec quelques fragmens du Livre de Job, et surtout plusieurs versets de Jérémie[2], qui sont évidemment l’écho affaibli

  1. Quant à la traduction, un mot toutefois. Le traducteur s’était posé deux conditions : « être aussi littéral que possible, être français. » Pour remplir la seconde de ces conditions, il avait à lutter contre de grandes difficultés, qu’il a heureusement surmontées. La version de M. Renan est du français le plus pur, et pourtant c’est bien l’esprit du vieux sémitisme qui parle notre langue académique. La mélodie du désert a été transposée en vue de nos habitudes musicales, et ce n’en est pas moins le chant un peu monotone, mais grave et fort, toujours plus beau à mesure qu’on l’écoute, produisant des effets grandioses avec les moyens les plus simples, le chant de la douleur imméritée qui s’élève du sein de la nature silencieuse et vient apporter ses notes déchirantes aux pieds du Créateur.
  2. Jérémie, XX, 14 et suiv.