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des plaintes du patriarche arabe. Le style et l’esprit du poème s’opposent, d’autre part, de la manière la plus absolue à ce qu’on recule la date de la composition au-delà de cette époque.

Parmi les idées qui font leur apparition dans le Livre de Job, il faut compter avant tout celle du génie du mal, Satan. C’est la première fois que ce mot apparaît dans la littérature biblique. Pendant des siècles, les tribus monothéistes ignorèrent l’existence et le nom de Satan, bien qu’elles semblent avoir toujours cru que parmi les esprits qui environnaient le trône du Très-Haut, il y en avait qu’on pouvait considérer comme des exécuteurs de la justice divine. C’est encore un germe que le Livre de Job sème pour l’avenir. Certes il faut laisser le temps de grandir à ce jeune Satan qui est encore ici à la fleur de l’âge. Il y a loin d’un être céleste, encore mêlé parmi les fils de Dieu, ayant ses entrées en cour divine, conversant familièrement avec Jehovah, il y a loin du Satan de Job au Satan des temps ultérieurs, résidant au fin fond des enfers, chef des anges déchus, révolté contre Dieu depuis la création, et passant son éternité à faire le mal. Il faut que le Satan de Job grandisse encore deux ou trois siècles. Alors il trouvera dans un certain Ahriman, son frère aîné, un allié et un modèle dont il ne profitera que trop. Avec le mauvais orgueil du mal, il reculera l’origine de sa méchanceté jusqu’aux premiers jours du monde, et il aura le talent de persuader que c’était lui qui, sous la peau du serpent du paradis, tentait notre mère commune. Lui aussi sera dieu, dieu d’enfer et du mal. Les déserts, les lieux souterrains, — les animaux équivoques qui semblent engendrés par les ténèbres, le hibou, la chauve-souris, la taupe, le crapaud ; — ces maladies effrayantes et dont l’antiquité ne savait pas découvrir la cause, le mutisme, l’épilepsie, la folie ; — les tentations qui viennent on ne sait d’où, qui paralysent les volontés les plus fermes, ternissent les âmes les plus pures, se jouent des résolutions les mieux prises, ces mauvaises pensées, ces impures convoitises qui montent au cerveau, qui donnent le vertige aux plus robustes, — voilà quelles seront ses demeures, voilà ses favoris et ses œuvres. Dans les premiers siècles de l’église et pendant presque tout le moyen-âge, on croit à Satan au moins autant qu’à Dieu. Les anciennes divinités locales détrônées par le christianisme se transforment presque partout en suppôts de la majesté infernale. Le baptême est avant tout considéré comme un exorcisme. La rédemption elle-même, ce dogme fondamental du christianisme, n’est guère comprise que comme un combat du Christ contre Satan, à qui l’homme appartenait de droit depuis la première faute, et encore n’est-on pas bien sûr que ce soit à force ouverte, et non par ruse, que le Christ a vaincu. Ce qui