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fonctionnaires, depuis le premier ministre jusqu’au dernier commis de douane, vole et rançonne les administrés. Un tel système sème la terreur et récolte la haine. Sous le silence général, l’esprit de rébellion couve toujours, et à la première occasion il éclate. Sans cesse quelque insurrection de tribu jette l’alarme. L’obéissance, satisfaisante au centre, diminue avec la distance et s’évanouit aux extrémités. Ainsi les maîtres du Maroc ont vu échapper successivement à leur joug, au sud de l’Atlas, une partie de la région de Sous, celle de l’Oued-Noun, l’état de Sidi-Hescham, l’oasis de Touat. Sur la frontière du Maroc et dans les montagnes du Rif, les tribus nomades ou sédentaires vivent hors de toute loi. Sur tout son pourtour, l’empire se disloque. Encore ne parlons-nous pas de Tombouctou, qui en fut jadis, comme l’Espagne et les Baléares, comme les royaumes de Tlemcen et de Bougie, une annexe, due à des conquêtes temporaires, non une dépendance naturelle.

L’incertitude de la succession impériale constitue un autre ordre de périls fréquemment renouvelés. Dans le monde musulman, aucune loi ne règle la transmission du pouvoir. Doit-on croire à un oubli de Mahomet, ou bien à un calcul de sa politique pour ouvrir au plus digne le rang suprême ? Pendant que les docteurs disputent, les prétendans luttent. En Turquie, c’est le fils aîné qui succède quand il lui arrive de survivre à tous les complots de palais ; en Égypte et en Tunisie, c’est le membre le plus âgé de la famille régnante ; au Maroc, en dehors de ces deux héritiers, la désignation du souverain mourant assure quelquefois un autre choix. À chaque avènement, les frères ou cousins du souverain désigné suscitent des partis qui divisent l’empire pendant des années entières. Tout leur vient en aide, le mécontentement des peuples, l’esprit de secte et de révolte enraciné dans les cœurs, les traditions historiques attachées au souvenir de royaumes distincts, enfin et surtout la configuration même du pays. Les deux vastes versans séparés par la chaîne atlantique, et au sein de ces versans les massifs montagneux et les bassins des plaines, constituent naturellement autant de foyers d’insurrection. Au moyen âge, les états de Fez, de Maroc, de Tafilet ou de Sedgelmessa furent l’expression féodale de la nature elle-même, et toutes les fois que faiblit ou chancelle le pouvoir central, ces divisions tendent à renaître spontanément sans que l’ambition des prétendans dynastiques ait beaucoup à faire pour se les rallier et en tirer parti.

L’unité matérielle s’établirait au moyen de routes qui franchiraient les hauts et étroits défilés de l’Atlas, au moyen de ponts jetés sur les larges et profondes rivières qui coulent à l’ouest de la chaîne. Rien de cela n’existe dans l’empire et n’est possible avec les ouvriers trop ignorans du pays, les seuls que les sultans veuillent employer. L’unité politique s’établirait encore par une hiérarchie administrative