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régulière, qui relierait entre eux et avec le pouvoir central tous les groupes d’intérêts et de races épars à travers les solitudes : la société monterait de sa forme rudimentaire, la tribu, à un échelon plus élevé, l’état ; mais l’exécution d’un tel plan suppose une énergie de volonté, privilège de quelques hommes supérieurs, qui manque aux vulgaires chérifs, réduits à maintenir l’ordre en se transportant successivement avec leur maghzen à Fez, à Maroc, à Taroudant, à Tafilet. L’ordre dure autant que leur séjour. L’administration n’est organisée que pour la perception des impôts par le double canal des pachas ou gouverneurs et des caïds. Sous tout autre rapport, la vie collective est nulle, sauf une ombre de police et de justice dans les villes ; elle ne se ranime qu’à l’appel de la guerre sainte.

Malgré ces imperfections et ces vices, l’état social du Maroc repose sur un fond solide, qu’il serait imprudent de méconnaître. Sous une organisation politique fort incomplète, l’islamisme, combiné avec les traditions de race et les nécessités de l’existence, a fortement constitué la famille et la tribu. Le self-government, qui nous apparaît comme l’idéal des peuples libres, existe dans ces communautés primitives, et les vivifie de sa sève fortifiante. Peu administrées d’en haut, elles s’administrent elles-mêmes sous une influence aristocratique dans les tribus arabes, démocratique dans les tribus berbères. Cheikhs et kadis, conseils municipaux et mosquées, kaïdats même ont leurs racines dans les mœurs et les traditions. Dans ses formes primitives, la société marocaine subsiste par sa propre vertu, sans initiative ni tutelle officielle. La vie commune, moins centralisée dans une tête, circule plus énergique dans chaque organe. Si ce n’est pas la civilisation, ce n’est pas non plus la barbarie confuse et incohérente que nous sommes habitués à dédaigner. Le peuple du Maghreb a vu depuis deux mille ans s’avancer vers lui, pour l’envahir et le conquérir, les plus fameux d’entre les peuples anciens et modernes, les Carthaginois et les Romains, les Vandales et les Byzantins, les Portugais et les Espagnols ; il les a tous rejetés de son sein, n’admettant au partage du pays que les Arabes, dont il a accepté la religion. Et l’empire que leur union a fondé, sous les auspices d’Edris, défie depuis plus de mille ans les efforts des états chrétiens ; il a même repoussé les Turcs, qui, à l’aide de la communauté de religion, se sont imposés à tous les états de l’Afrique du nord depuis le Caire jusqu’à Tlemcen. Avec une telle force il faut compter, et il serait plus que téméraire de parler d’extermination ou de refoulement, de conversion violente ou de domination facile.

Entre toutes les illusions, une des plus grandes serait l’espoir de séduire les peuples du Maroc par les bienfaits moraux de la civilisation : ils en apprécieraient les bienfaits matériels, non les savantes combinaisons, auxquelles ils préfèrent leur simple organisation.