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soit des entraves de l’art hiératique dans la représentation de la figure humaine, Léonard n’avait pas cette hardiesse d’imagination qui fit concevoir et victorieusement exécuter à Michel-Ange et à Raphaël la voûte de la Sixtine et l’École d’Athènes. Le sujet se prêtait d’ailleurs admirablement à ce genre de composition, et c’est en développant un thème qu’il n’avait pas inventé qu’il s’est montré créateur. Comme dans la fresque de Giotto, les personnages sont sur une même ligne qui fait face au spectateur. Le Christ n’a point d’auréole, les apôtres n’ont aucun de ces emblèmes qui les caractérisent dans les anciennes peintures. C’est par le jeu de la physionomie et par les gestes que les apôtres, groupés trois par trois et se rapprochant avec anxiété du Christ pour mieux entendre ses paroles, expriment l’étonnement et l’horreur qui débordent de leur âme. Ni la vivacité des expressions, ni la violence des attitudes ne nuisent à la savante harmonie de cet ensemble vivant. Depuis le visage ineffable du Christ jusqu’à la figure ignoble de Judas, l’œil parcourt une suite de types expressifs, individuels, admirables, où se peignent avec une netteté parfaite les sentimens les plus forts et les plus variés.

Le Christ de la Cène de Milan résume le génie de Léonard de Vinci dans ce qu’il a de plus élevé. La conception en est grande, originale, frappante ; l’exécution en est parfaite. L’école de Phidias avait cherché le type de l’espèce humaine, l’homme abstrait ; le peintre florentin a représenté l’homme idéal, l’individu. Vasari, dans son amour du merveilleux, a prétendu que Léonard n’avait jamais pu achever la tête de son Christ. C’est du roman. Elle était peinte, et probablement avec intention, d’une manière plus vague, moins affirmée que celle des disciples ; mais l’Armenini assure qu’elle était complètement terminée, et ce qu’on en peut voir encore fait penser qu’il a raison. Cette admirable figure a-t-elle cependant toute la portée qu’on a voulu lui donner ? Léonard l’a peinte sans doute avec le sérieux et le respect dus à un pareil sujet, et nous croyons volontiers Lomazzo, lorsqu’il dit qu’il n’y travaillait pas sans que sa main tremblât ; mais a-t-elle le caractère surhumain qu’on a voulu lui donner ? Le Christ de Léonard est le plus beau des hommes ; mais rien dans sa personne ne décèle un dieu. Son tendre et ineffable visage respire la plus profonde douleur. C’est un maître miséricordieux qui avoue sans colère à ses disciples, à ses enfans, que l’un d’eux le trahira. Il est grand, pathétique, sublime, mais il reste homme. L’effroi, l’étonnement, l’horreur, qu’expriment si vivement, si nettement, les gestes, les pantomimes, les expressions des disciples, n’ont rien qui dépasse les sentimens humains. Qu’on se représente de nos jours un père assis à la table de famille, au