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encombrent la chaussée, s’écartent volontiers, et prennent à droite ou à gauche, à travers champs, sur les flancs de la colonne.

« Les mouches me persécutent, la poussière m’étouffe, la chaleur m’abat. Le sang qu’on m’a ôté, les récentes piqûres des sangsues, le vésicatoire posé récemment à l’intérieur de ma cuisse, viennent ajouter à mes souffrances. La belladone a perdu son influence calmante sur les douleurs du membre si rudement atteint. — Je ne vois, par l’interstice de mes rideaux, que les jambes des chameaux, des chevaux, des éléphans et des hommes, comme perdus dans un nuage de poussière. Pas d’arbres au bord de la route, un soleil de feu ! Mes sensations sont à peu près celles d’un homme qu’on étoufferait dans un bain de boue. Les haltes fréquentes de la colonne sont agaçantes au dernier point. Quelques coups de feu à l’avant-garde,… je m’informe : c’est une patrouille ou un piquet ennemi auquel on vient d’enlever un canon destiné à balayer la route. Un escadron ou deux de carabiniers sont dans les champs à ma gauche, et se dirigent vers des bois qui bordent la plaine richement cultivée. Un nuage de fumée s’élève à la base d’un bouquet d’arbres. Arrive un boulet de l’ennemi qui ricoche dans la direction de ma litière, au grand émoi des camp-followers occupés à récolter les champs de légumes. Second coup de canon. Les carabiniers se retirent au petit trot hors de la ligne du feu. Sir Colin passe, suivi d’un petit état-major et d’une pièce attelée. L’ennemi semble les prendre pour but. Tout à coup cependant son feu cesse. Je regarde, penché hors de mon doolie, et je vois notre infanterie qui se développe sur les côtés de la route. On aperçoit à travers les arbres quelques blanches maisons : — Bareilly hai, sahib ! me disent mes porteurs.

« Un officier passe près de moi et m’aperçoit dans le doolie : — Dites-moi, Russell, savez-vous où est Tod Brown[1] ?… Le chef (général en chef) demande du gros canon… L’ennemi est bien retranché, il paraît nombreux ; sir Colin, avant d’aller à lui, veut le régaler de quelques boulets… Il y a des masses de cavalerie sur nos deux flancs.

« J’avais vu Tod Brown une heure auparavant, cherchant à se frayer passage à travers les chariots et l’infanterie qui encombraient la route. Je le dis à mon questionneur, qui me quitta pour continuer ses recherches.

« La chaleur devenait de plus en plus écrasante. À chaque instant, des soldats européens se trouvaient mal, et je les voyais emporter. Le major Metcalfe m’avait donné le matin fort obligeamment deux bouteilles de vin de France ; j’en fais porter une tasse à un pauvre diable étendu près de ma litière. On lui ingurgite le vin non sans difficulté, car il avait déjà les dents serrées et la langue collée au palais. Il reprend quelque peu connaissance, me regarde et me dit : Dieu vous récompense ! puis il fait un effort pour se relever, aspire l’air avec peine, et retombe… mort.

« La route s’encombre de plus en plus. Ma litière subit de rudes chocs et menace de rouler en bas de la chaussée. J’aperçois sur notre gauche un petit bouquet d’arbres qui me semble à un petit quart de mille, et où nous serions à l’ombre. Tout autour, dans les champs, nos valets de camp continuent à piller les légumes, les salades, les grains de toute espèce qui semblent abonder

  1. Officier d’état-major attaché à l’artillerie.