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parti le 3 mars de Cawnpore, il courut à Calcutta s’embarquer pour le home, sweet home, après une année qui doit compter au moins double dans les états de service de « la plume de guerre[1]. »

L’impression générale que traduit son journal, et que, de retour en Angleterre, il paraît avoir conservée, est celle d’une surprise découragée. Bien évidemment, il ne s’attendait point à ce qu’il a vu. Bien évidemment aussi, ce qu’il a vu ne lui a point laissé sur l’avenir de l’empire anglo-indien des espérances trop flatteuses. Quelques vérités, bien constatées pour lui, attestent à ses yeux la fragilité de cette immense construction. La première est celle-ci : sans le concours des populations indigènes elles-mêmes, les Anglais ne pourraient pas se maintenir dans l’Inde. Supposez que les Sikhs et les Ghoorkas eussent refusé de marcher, la révolte des cipayes n’eût pu être domptée ; elle l’eût été difficilement, même avec l’aide des Sikhs et des Ghoorkas, sans les services actifs de quelques puissans rajahs[2] demeurés fidèles à une cause qui leur était étrangère. Ces misérables camp-followers eux-mêmes, ces valets de camp, porteurs d’eau, porteurs de litières, marchands de lait, faucheurs, chameliers, cornacs d’éléphans, que l’Anglais hautain et brutal injurie ou frappe à tort et à travers, sont les agens indispensables de sa puissance. — Sans eux, disait un sergent à M. Russell, nous ne tiendrions pas huit jours la campagne. — Par un simple acte de mauvaise volonté, purement passive, en protestant, selon la mode du pays, par cet abandon collectif de toute industrie, de toute activité, (dhurna) que se sont quelquefois imposé les habitans d’une ville ou d’un district tout entier, l’Inde se débarrasserait, sans coup férir, de ses maîtres. Ces maîtres, elle les hait sans les comprendre. Les deux races juxtaposées sont une énigme l’une pour l’autre. L’Anglais ne peut se faire à ce calme du fatalisme oriental qui laisse si peu d’essor à la volonté, à l’activité humaine. Lui, l’homme glouton du Nord, il méprise ce sensualisme subtil qui se nourrit de parfums, de rêverie, de paresse et de voluptés. Lui, l’aristocrate laborieux, armé, dompteur d’hommes et d’animaux, écuyer, boxeur, rameur, orateur, voyageur, il prend pitié de cet autre aristocrate bien autrement fier, qui de ses pieds sacrés dédaigne de toucher le sol immonde, pour qui tout travail est une œuvre servile, tout trafic une souillure, tout effort un supplice infamant. Diplomate courtois et rusé, dont les lèvres distillent le miel au moment même où sa main cherche, sous le cummerbund de soie, le khanjiar empoisonné dont il va vous frapper, l’Hindou, par sa duplicité, révolte, exaspère l’honnêteté farouche de John Bull, qui oublie, en s’indignant, de

  1. Pen-of-War ; c’est le surnom populaire qu’on a donné à M. William Russell.
  2. Le rajah de Puttiala, celui de Jheend, etc.