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en dépit de sa mine sérieuse, cette salle nue, où chacun de nous, le soir, faisait dresser tour à tour un lit de camp sur lequel il ne dormait guère, cette chambre à la haute cheminée, aux murailles épaisses, sentant le vieux château et la forteresse, est un gîte dont je me souviens avec un secret plaisir. La cour sur laquelle s’ouvraient nos fenêtres était une scène aussi féconde, aussi variée que celle où se joue le génie de Shakspeare. Paysans, soldats, souverains, j’ai vu dans cette cour tous les personnages de la comédie humaine. Cet homme en haillons, le front pâle, le regard craintif, marchant entre des gens armés, dont les mains violentes s’impriment sur sa misérable veste, c’est un espion. Le pauvre diable a échoué dans une de ces entreprises qui appartiennent tantôt à l’infamie, tantôt à l’héroïsme, mais qui, héroïques ou infâmes, offenseront éternellement le cœur. On le regarde avec cette curiosité mêlée de répugnance qu’inspire le reptile, l’oiseau de nuit, tout ce qui se cache, tout ce qui rampe, tout ce qui redoute le jour. J’aperçois des hommes qui éveillent, eux aussi, une curiosité profonde, mais une curiosité sans aversion, mêlée au contraire d’une sorte de déférence : ce sont des prisonniers. Voici donc comment sont faits les gens que nous aurons bientôt devant nous. Ceux-ci étaient des Tyroliens surpris, je ne sais trop comment, par une patrouille piémontaise. Ils portaient avec une aisance qui ne manquait pas de grâce des habits d’une étoffe grossière, mais bien taillée. Leurs formes élancées étaient dessinées par cette jaquette de toile grise dont toute l’armée autrichienne est vêtue en campagne. Sur leurs têtes s’inclinait un chapeau coquettement retroussé, et surmonté d’une plume noire, le chapeau des chasseurs dans l’opéra de Freyschütz. J’éprouve toujours une sympathie involontaire pour les gens que j’ai combattus ou que je vais combattre. La haine ne peut point vivre en compagnie des sentimens que la guerre développe en nous.

Mais il s’élève dans la rue un grand bruit. On entend un tapage de chevaux, des cris enthousiastes ; c’est quelque grand de ce monde qui passe. En effet, je vois entrer sous le portique du palais où les tambours battent aux champs, où le poste vient de prendre les armes, le roi Victor-Emmanuel. Je reconnais ce visage que, sous plus d’un humble toit, des gravures grossières m’ont déjà montré. Voilà cet œil ardent et bienveillant qui darde un regard droit et hardi au-dessus d’une moustache provocante et comme irritée. Je laisse à d’autres le soin de citer ce prince à ce qu’on nomme le tribunal de l’histoire. Seulement dès aujourd’hui je pense à part moi qu’un souverain à cheval aux heures des périls fera toujours battre le cœur. M. de Lamartine l’a dit, lui qui pourtant a écrit la Marseillaise de la Paix, « le cheval est le piédestal des princes. » Il a écrit ces mots, si